Les musées américains offrent une situation paradoxale. D’un côté, ils ferment un ou deux jours de plus par semaine, alternent l’ouverture de leurs salles, licencient leurs employés, taillent dans leurs programmes d’exposition et limitent leurs acquisitions. De l’autre, ils font appel à de grands architectes pour étendre leurs surfaces.
NEW YORK - Le Metropolitan de New York, qui connaît des difficultés pour son budget de fonctionnement, vient de rénover ses salles d’art européen du XIXe?siècle et d’inaugurer les vastes Irving Galleries consacrées à l’art de l’Asie du Sud-Est. Il a parachevé ainsi le plan d’ensemble de Kevin Roche, qui aura coûté 200 millions de dollars et duré un quart de siècle. Le Guggenheim, qui vient de licencier du personnel, a, quant à lui, ajouté récemment une tour au chef d’œuvre de Frank Lloyd Wright et ouvert le Guggenheim/SoHo (architecte : Arata Isozaki). Les responsables des musées américains seraient-ils inconscients ?
Des équipements rentables
La logique qui anime ces musées peut surprendre en effet. Les financements gouvernementaux et privés ayant été laminés par la récession, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils rentrent en hibernation. C’est le contraire qui se produit, à New York, capitale culturelle des États-Unis, et partout en Amérique.
Le Brooklyn Museum a fini de rénover une de ses ailes, assoupie depuis des dizaines d’années (architectes : Arata Isozaki et James Stewart Polshek). Le Jewish Museum a agrandi son palais de la Cinquième avenue (architecte : Kevin Roche), le Museum for African Art a emménagé dans des bâtiments plus vastes à SoHo (architecte : Maya Lin), et la modeste Morgan Library a fait l’acquisition d’une maison mitoyenne, tout en s’agrandissant d’un jardin intérieur. Le Museum of Modern Art cherche actuellement de nouveaux locaux pour l’art contemporain et les œuvres de grande dimension, le Museum of the City of New York lance un projet de 33 millions de dollars pour prolonger d’une aile de 9 000 m2 ses bâtiments de la 102e rue (architecte?: James Stewart Polshek), et la Serge Sabarsky Foundation annonce la création d’un musée pour l’art expressionniste autrichien et allemand dans une demeure de la Cinquième avenue, à la hauteur de la 86e rue. Sans oublier bien sûr le projet du Museum of American Folk Art de convertir une rangée de "brownstones" de la 53e rue Ouest en musée et appartements et le programme d’extension du Whitney Museum remis à l’étude après avoir été bloqué (architecte : Michael Graves).
À Washington, l’Holocaust Memorial a été inauguré l’an passé avec succès, le Museum of the American Indian va s’élever sur le dernier terrain disponible de Capital Mall et le National African-American Museum s’installera bientôt dans l’ancien bâtiment des Sciences et de l’Industrie du Smithsonian.
Sur la côte Ouest, San Francisco dispose maintenant d’un second quartier artistique, au sud de Market Street, qui regroupe le San Francisco Museum of Modern Art, en pleine croissance, le Yerba Buena Gardens Center for the Arts, le Mexican Museum, le Jewish Museum, la California Historical Society, l’Ansel Adams Photography Gallery et un certain nombre d’autres institutions artistiques. Partout de vastes projets sont en cours de réalisation, comme le nouveau Chicago Museum of Contemporary Art et, dans une catégorie à part, le Getty Center de Brentwood, en Californie. Et pendant ce temps, d’immenses ailes nouvelles poussent autour des musées de Baltimore, Birmingham, Dallas, Houston, Miami, New Orleans, Omaha, Phoenix, San Diego. Les universités participent elles aussi à cette frénésie avec de nouvelles installations à Emory, Vassar et Wellesley, à la Rhode Island School of Design, au Kansas City Art Institute et dans les universités du Minnesota, de l’État de Washington et du Wyoming.
Certains critiques affirment haut et fort que ces extensions ne sont pas nécessaires, voire irresponsables, puisque les difficultés actuelles devraient conduire à améliorer la présentation des collections existantes, plutôt que de se lancer dans des nouvelles constructions obligeant à lancer de continuelles campagnes de recherche de fonds. Le public a-t-il en effet vraiment besoin de nouveaux bâtiments pour exposer les derniers "musts" contemporains, les incontournables Kline, Kelly et Koons, par exemple ? Les défenseurs de ce choix soutiennent qu’il faut davantage de mètres carrés pour contenir des collections grandissantes, pour abriter des œuvres contemporaines de plus en plus dévoreuses d’espace, pour accueillir les grandes expositions itinérantes, et pour améliorer la présentation des collections afin de satisfaire un public plus nombreux. De plus, ils soulignent que presque toutes ces extensions nouvelles prévoient des équipements rentables, comme des boutiques et des librairies, des cafés et des restaurants, des salles de cinéma, de conférences et des lieux d’accueil faciles à louer pour des réceptions ou des opérations de relation publiques. Ayant découvert à leurs dépens que les grands bâtiments sont ruineux à entretenir, les musées recherchent maintenant des dotations de fonctionnement pendant leurs campagnes de financement.
"Attractions"
En fait, les musées ont décidé d’augmenter leurs revenus en misant sur une hausse du nombre des entrées. Les expositions lourdement mises en scène et puissamment médiatisées plaisent aux foules, d’où la nécessité de disposer de salles capables de recevoir ces grandes "attractions". Les donations artistiques ne sont plus à la mode ? Qu’à cela ne tienne, on crée des murs vides pour inciter à les couvrir. Les cabinets d’architectes réputés attirent plus facilement les financements privés ? On fera travailler les grands noms que sont Edward Larrabee Barnes, Mario Botta, Frank Gehry, Michael Graves, Charles Gwathmey, Fumihilo Maki, Richard Meier, Rafael Moneo, Caesar Pelli, Renzo Piano et Robert Venturi.
Un autre moyen, aujourd’hui universel, de réveiller la générosité des donateurs est le "syndrome de la plaque". Il semble impossible de nos jours d’ouvrir une nouvelle galerie sans graver à son côté le nom de quelque bienfaiteur à la recherche de l’immortalité via certains avantages fiscaux. Quand les bâtiments entiers ne peuvent plus être financés par un mécène, on peut toujours proposer au douanier de "parrainer un chef d’œuvre", et au moins voir son nom figurer sur le cartel de l’œuvre adoptée.
Vendre à des mécènes
Comme toujours, le but est de pouvoir vendre l’idée de l’extension à des mécènes et à des hommes politiques. Les institutions de New York, de Chicago, de Baltimore et de New Orleans ont mis au point un excellent outil d’extraction de fonds publics : des enquêtes d’impact économique qui prouvent l’efficacité des investissements culturels gouvernementaux. Les musées de San Francisco, Phoenix, Los Angeles, Birmingham, North Miami et La Jolla ont découvert que, même rare, l’argent pouvait être mobilisé dès qu’il s’agissait d’investir dans la rénovation urbaine. Et c’est un fait que, d’une façon ou d’une autre, les musées américains trouvent toujours des fonds pour construire.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le paradoxe des musées américains
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : Le paradoxe des musées américains