Niché dans une ancienne brasserie suisse, l’étonnant Muzeum Susch demeure un secret bien gardé dont L’Œil vous ouvre exceptionnellement les portes.
Le petit train rouge de la Rhätische Bahn à destination de Saint-Moritz file à vive allure entre prés, villages et sommets encore enneigés en guise de coulisses. À la sortie d’un long tunnel, nous avons atteint notre destination : Susch, deux cents habitants. Altitude : 1400 m. Langue parlée : le romanche, quatrième langue officielle de la Suisse. Il faut compter trois heures depuis Zurich pour rejoindre le Muzeum Susch, qui a ouvert ses portes en janvier 2019 dans cette haute vallée de l’Engadine, au sud-est du pays. Le complexe muséal se découvre discrètement, ses traditionnelles façades au blanc immaculé se fondant dans le paysage villageois. En parcourant le centre d’art, cette sensation de va-et-vient entre passé et présent ne fera que s’amplifier.
L’histoire est gravée dans les murs de cet ancien monastère bénédictin établi au XIIe siècle sur cette route du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, avant que la Réforme ne vienne en fermer les portes en 1550. Au bâtiment conventuel est alors ajouté un second au XIXe siècle, converti en brasserie, au-dessus d’une source d’eau. On navigue entre les deux bâtiments principaux par un tunnel souterrain creusé dans l’amphibolite : entre des murs de béton, la roche mise à nu se révèle et de l’eau en ruisselle encore comme en pleine nature. 9 000 tonnes de roche ont dû être explosées pour permettre ce passage et l’ouverture de surfaces d’exposition supplémentaires. Plus loin, c’est une grotte (originellement, un lieu de stockage froid pour la bière) qui sert d’écrin naturel à une œuvre d’art, spécialement commandée pour le site. Le parcours est ponctué d’éléments architectoniques appartenant au passé : là un abreuvoir à chevaux, ailleurs une rigole d’égout. 1 500 m2 d’espaces d’exposition ont été dégagés par les architectes suisses Chasper Schmidlin et Lukas Voellmy qui ont œuvré à la métamorphose d’un lieu historique en un temple de l’art avant-gardiste. Couloirs et escaliers étroits, perspectives labyrinthiques, volumes et niveaux imbriqués, niches et salles encastrées dans la roche, et puis des ruptures : un auditorium tout en bois lumineux, ouvert sur la rivière, et le bistrot du musée en bois de mélèze du plancher au plafond. Ici, les matériaux, comme les hommes qui y ont travaillé, sont du cru. La tour de refroidissement de l’ancienne brasserie, étirée vers le haut et couronnée d’un puits de lumière par les architectes, est habitée par une gigantesque sculpture en métal, de 14 m de hauteur, Staircase, une commande du Muzeum à l’artiste polonaise Monika Sosnowska. Si l’extérieur, protégé par son inscription au registre des monuments historiques du canton des Grisons, est intouché, l’intérieur a été transformé en refuge, en caverne. Comme le résume le duo d’architectes, ici, « l’architecture est introvertie et immersive ».
L’esprit à l’œuvre derrière cette fondation d’art ? La collectionneuse polonaise, Grażyna Kulczyk, une femme d’affaires qui figure au rang des plus grandes fortunes de son pays. Elle n’en est pas à son galop d’essai en matière d’expérimentations, car c’est son nom que l’on trouve derrière le Stary Browar – une brasserie, déjà –, transformant un bâtiment industriel en ruine en un complexe commercial et artistique dans le centre de Poznań. C’est là qu’elle a établi sa fondation, Art Stations Foundation. À Susch, néanmoins, les œuvres exposées appartiennent à sa fondation à but non lucratif et ne sont pas issues de sa propre collection d’art contemporain, riche de plus de six cents œuvres. Mais alors pourquoi l’Engadine, à 900 km de sa terre natale ? Parce que ni à Poznań, dont elle est originaire, ni à Varsovie, le projet de musée de la collectionneuse ne pouvait prendre forme, mais aussi parce qu’entre-temps elle s’est elle-même établie en Engadine. Il faut dire que cette haute vallée fertile en artistes (Segantini ou Giacometti) et arpentée jadis par Nietzsche, Rilke ou Mann est devenue le nouvel Eldorado de l’art contemporain en Suisse. Aujourd’hui, une trentaine de galeries d’art prestigieuses sont disséminées dans la vallée, terre de loisirs pour Zurichois fortunés et pressés. Collectionneuse d’art contemporain polonais, et plus généralement de l’Est de l’Europe, dont elle se veut l’ambassadrice, Grażyna Kulczyk a élargi son intérêt à l’art contemporain occidental au féminin. C’est une « mission féministe » dont Kulczyk se sent investie, le centre d’art se pensant comme « un laboratoire de l’art où les femmes occupent le centre de la scène ». Cela passe par l’organisation d’expositions monographiques rendant hommage à des artistes femmes tombées dans l’oubli (actuellement la photographe suisse Hannah Villiger, puis, pour la seconde partie de l’année, la Polonaise Wanda Czełkowska). Dans le passé, l’artiste suisse Heidi Bucher ou l’Italienne Laura Grisi ont également eu droit à des rétrospectives qui ont permis de redécouvrir leur travail. L’Instituto Susch, quant à lui, mène depuis 2016 un travail de recherche autour de l’art au féminin en Europe centrale et orientale, dans une perspective historique des années 1920 à la décennie 1980. « Les femmes ont parcouru un long chemin pour passer du statut d’objet d’art à celui de sujet », dit Kulczyk. Une route semée d’embûches requérant patience et endurance, un peu comme pour parvenir à Susch…
Dernière œuvre à avoir rejoint la collection, la tour en marbre blanc haute de dix mètres érigée par Not Vital surplombe les bâtiments du Muzeum Susch. Elle fait écho aux trois autres tours que compte le petit village grison. L’artiste, lui-même d’origine grisonne, a bâti sa renommée internationale sur ses interventions artistiques et architecturales à travers le monde, qu’il consigne sous le terme de « SCARCH », contraction de « sculpture » et « architecture ».
Helen Chadwick, "Piss Flowers"
Disparue prématurément en 1996, l’artiste anglaise, figure précurseur du mouvement des Young British Artists, travailla principalement sur les questions de genre et les identités multiples. Dans cette installation présentée au Centre Pompidou comme à la Serpentine Gallery avant de rejoindre la pelouse du jardin en terrasse du musée, les douze fleurs sculptées en bronze et recouvertes de cellulose blanche sont les négatifs des dessins que les jets d’urine de l’artiste et de son compagnon ont tracés dans la neige. Elles célèbrent tout autant la métamorphose de la matière organique en sculpture que la bisexualité des organes des plantes.
Mirosław Bałka, "Narcissussusch"
Commandée spécifiquement pour la grotte naturelle du Muzeum, la pièce est composée de différentes couches d’acier poli animées d’un mécanisme de rotation inversé. Les roches, témoins muets du lent passage du temps, comme les visiteurs, qui incarnent le présent, s’y reflètent. Né en 1958, ce sculpteur parmi les plus célèbres en Pologne, son pays d’origine, crée des œuvres avec des moyens souvent minimalistes qui questionnent la mémoire, l’histoire et le traumatisme.
Izabella Gustowska, "Dreams in Black I and II"
L’artiste polonaise, née en 1948 et originaire de Poznań où elle enseigne l’art, travaille à l’aide de divers médias (dont la vidéo) sur les questions de la mémoire et du corps. Dans ce diptyque constitué de deux sculptures murales de grand format, mêlant photographie et peinture et se faisant face dans un petite salle aux murs de béton brut ouverte sur les montagnes, elle consigne, à la manière d’un journal intime, l’un de ses rêves (l’apparition de spectres féminins en deuil, précédant la perte de sa propre mère).
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Le Muzeum Susch, au cœur des Grisons
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°765 du 1 juin 2023, avec le titre suivant : Le Muzeum Susch, au cœur des Grisons