À la faveur de son bicentenaire, le Musée égyptien de Turin mène une réfection de fond. Une occasion de revenir sur l’histoire de la ville italienne qui a assisté au fil des siècles à la constitution de l’une des plus grandes collections d’objets d’Égypte antique.
Une nouvelle place au cœur du centre historique de Turin, gardée par les pharaons et les dieux de l’Égypte ? Le Musée égyptien de Turin, installé au sein de l’Académie des sciences, dans un bâtiment du XVIIe siècle, deviendra au terme d’un chantier de plusieurs mois un nouveau cœur battant de la ville : son patio se couvrira bientôt d’un toit de verre pour abriter non seulement une billetterie, mais aussi une cafétéria où chacun pourra venir s’attabler. « La cour devient ainsi une place publique : on la rend à la cité », observe Cédric Gobeil, conservateur du Musée égyptien. Mais comment cette ville piémontaise s’est-elle dotée d’un musée et d’une prestigieuse collection d’objets antiques égyptiens ?
Dès le XVIe siècle, la maison de Savoie, dynastie aristocratique qui gouverne les territoires alpins situés à la frontière entre la France et l’Italie, et dont la capitale est déplacée de Chambéry à Turin en 1562, se prend de passion pour l’Antiquité, et notamment pour l’Égypte. Elle entend faire de l’art et de la culture un symbole de sa puissance. Aujourd’hui encore, les Musées royaux de Turin, sis dans la résidence royale des Savoie, l’une des plus grande d’Europe, à quelques minutes à pied du musée égyptien, en témoignent. C’est une ville à l’intérieur de la ville. Elle est composée d’un palais royal, de la chapelle où fut exposé pendant quatre siècles le saint suaire, d’une pinacothèque, d’une bibliothèque qui conserve notamment des œuvres de Léonard de Vinci, d’une armurerie, d’un musée archéologique et d’un théâtre romain ainsi que de jardins royaux. C’est là que les ducs de Savoie, ont vécu, régné et affiché leur grandeur. « Ce palais du XVIIe siècle, amplement redécoré au XIXe siècle par Charles-Albert, le successeur de Charles-Félix ayant acquis la collection qui constituera plus tard le fonds du Musée égyptien, affirme l’intérêt pour l’art de la dynastie des Savoie », observe Lorenza Santa, conservatrice des collections du Palais royal, en désignant le plafond baroque, la barrière en bois doré du XVIIIe siècle, puis le trône en bois doré et le parquet marqueté de style Empire commandités par Charles-Albert au siècle suivant. Mais c’est sans doute la chapelle du Saint-Suaire, édifiée au XVIIe siècle, qui marque avec le plus d’éclat la magnificence affichée des ducs de Savoie. Dans cette construction en marbre, décorée de bronzes dorés, en surplomb de la cathédrale, a été exposé le saint suaire – propriété des ducs – jusqu’en 1993. L’architecte de cette chapelle érigée pour l’accueillir, Guarino Guarini, a par ailleurs construit, à deux pas du palais, l’église San Lorenzo, une des plus belles de cette ville baroque alors redessinée par les Savoie.
Les ducs de Savoie constituent aussi une importante collection de peintures, de Fra Angelico à Rembrandt en passant par Véronèse, exposées aujourd’hui dans la galerie de Savoie des Musées royaux. Mais cela ne suffit guère aux ducs qui veulent rayonner plus encore et légitimer leur dynastie en lui donnant une profondeur historique. Ils rassemblent ainsi à partir du XVIIe siècle une collection d’antiquités grecques et romaines, ainsi que d’objets issus de fouilles menées à Turin et dans le Piémont. En 1724, quatre ans après que les ducs de Savoie sont devenus aussi rois de Sardaigne, un Musée d’Antiquité relié à l’Université de Turin est fondé. « Dès le début du XVIe siècle, germe l’idée de légitimer la dynastie des Savoie à travers les anciens Égyptiens », explique Cédric Gobeil. À l’occasion de travaux de fortification de la ville, est exhumé le socle d’une statue de marbre sur lequel apparaît le nom d’Isis, suggérant la présence d’un sanctuaire dédiée à la déesse égyptienne. « Cette découverte qui peut laisser penser que cette nouvelle capitale serait une fondation égyptienne nourrit, dans la maison des Savoie, le désir de collectionner les antiquités égyptiennes », explique Élisa Panero, conservatrice du Musée d’Antiquité et commissaire de l’exposition « La scandaleuse et la magnifique », présentée à l’occasion du tricentenaire de la fondation du musée [lire L’Œil n° 779]. Le roi Charles Emmanuel III envoie en Égypte et au Levant un émissaire, Vitaliano Donati, chargé d’enrichir ses collections.
Au XIXe siècle, l’Europe entière se passionne pour l’Égypte antique. En 1798, le jeune général Bonaparte espère s’emparer de l’Égypte et de l’Orient pour ouvrir la route des épices. Une troupe de jeunes savants, historiens, ingénieurs ou artistes l’accompagne. En 1802, Vivant Denon publie son Voyage dans la Basse et Haute Égypte, qui est réédité une quarantaine de fois au long du XIXe siècle : les Européens découvrent avec éblouissement les merveilles du pays des pharaons. L’année suivante, un jeune Piémontais érudit et ambitieux, Bernardino Drovetti, qui a partagé les faits de guerre du futur empereur avec une fougue et un courage remarqués, est nommé sous-commissaire des relations commerciales pour la France à Alexandrie, où il devient vice-consul, puis consul général. Rapidement, il s’y lie d’amitié avec le vice-roi Méhémet-Ali, qui entend moderniser le pays et l’ouvrir à l’Occident. Ce dernier, à une époque où les Égyptiens s’intéressent peu aux vestiges païens de ce passé qui ne les concerne plus, octroie facilement des autorisations de fouilles. Drovetti peut ainsi s’approvisionner sur les marchés et commander à des rabatteurs locaux des pièces archéologiques prélevées sur des sites, principalement dans la zone des temples et la nécropole de Thèbes. Ainsi, sur le socle d’une statue monumentale du Musée égyptien de Turin représentant le pharaon du Nouvel Empire Horemheb aux côtés du dieu Amon, dont les courbes fluides ont été admirées par Champollion, est inscrite la mention suivante, évoquant l’un de ses compagnons de recherche, le sculpteur marseillais Jean-Jacques Rifaud : « Découvert par J.-J. Rifaud, sculpteur à Thèbes, en 1818, au service de M. Drovetti ».En 1816, Bernardino Drovetti qui a constitué une prodigieuse collection d’antiquités égyptiennes la propose au roi de France Louis XVIII. Mais le prix qu’il demande est exorbitant. Le monarque décline l’offre du consul. Du reste, aucune cour européenne ne peut se l’offrir. À Turin, le roi Charles-Félix est convaincu que l’acquisition de cette collection constitue une opportunité majeure. « Les Savoie engagent 98 % du PIB annuel pour acquérir la moitié de la collection Drovetti », relève Cédric Gobeil. C’est ainsi que 5 000 objets égyptiens arrivent à Turin, sur des chars d’artillerie tirés par des dizaines de chevaux – la statue monumentale de Sethi fait son entrée dans la ville tirée par seize équidés. Les œuvres sont installées dans un palais baroque du XVIIe siècle, érigé pour accueillir un collège des nobles dirigé par des jésuites, avant de devenir le siège de l’Académie royale des sciences.Champollion, qui vient de déchiffrer les hiéroglyphes, gagne aussitôt Turin. Il est alors le seul homme au monde capable de lire les inscriptions des pièces encore mystérieuses de la collection Drovetti. « Pour moi, la route pour Memphis et Thèbes passe par Turin », écrit celui qui passera neuf mois à étudier la collection, les statues des pharaons comme les papyrus, à l’instar du canon royal de Turin – généalogie des souverains égyptiens, exposée aujourd’hui au dernier étage du Musée égyptien, dans la section consacrée aux écritures. « J’ai vu rouler dans ma main des noms d’années dont l’Histoire avait totalement perdu le souvenir, des noms de dieux qui n’ont plus d’autels depuis quinze siècles, et j’ai recueilli, respirant à peine, craignant de le réduire en poudre, le petit morceau de papyrus, dernier et unique refuge de la mémoire d’un roi qui, de son vivant, se trouvait peut-être à l’étroit dans l’immense palais de Karnak ! », écrit-il à son frère de Turin. Émerveillé par les trésors de la collection – par exemple, une statue de Ramsès II assis qu’il restaure et qualifie d’« Apollon du Belvédère égyptien » –, il s’empresse d’écrire au roi de France pour l’inciter à acquérir l’autre moitié de la collection de Drovetti. Une partie rejoint en effet les galeries du Louvre. En ce début du XIXe siècle où le Musée égyptien voit le jour, Turin rayonne. L’impulsion nouvelle que donne le roi Charles-Albert à la ville en témoigne. Il modernise les palais royaux, créant notamment une galerie d’armures. Le palais Carignan, l’une des constructions les plus originales du baroque, qui se distingue par la sinuosité de sa façade curviligne en terre cuite, sera agrandi par un autre corps de bâtiment destiné à accueillir le Parlement italien en 1841, lorsque Charles-Albert concède au Royaume de Sardaigne un statut de monarchie constitutionnelle – il héberge aujourd’hui le Musée du Risorgimiento, c’est-à-dire de l’unification italienne, menée en 1861 par la dynastie des Savoie. Turin devient alors capitale d’Italie, avant d’être transférée quatre ans plus tard à Florence, puis à Rome. Elle se pare de galeries, passages couverts où se déploient commerces et cafés élégants, où se réunissent philosophes, intellectuels et rêveurs. Déjà, une nouvelle page de l’histoire de l’effervescent Turin commence à s’écrire.
Le Musée égyptien achève sa mue
Recouverte par un toit transparent de verre et d’acier, la cour du palais baroque du collège des nobles, qui abrite le Musée égyptien, deviendra bientôt une nouvelle agora, où cohabiteront une cafétéria, la billetterie, ainsi qu’un jardin égyptien, une librairie et un point d’information. La galerie des Rois bénéficiera ainsi de la lumière naturelle. Le temple d’Ellesiya, le plus ancien temple rupestre de Nubie, offert par l’Égypte à l’Italie en 1966 en signe de gratitude pour sa participation au sauvetage des temples menacés de submersion par la construction du barrage d’Assouan, pourra être visité gratuitement. Si cette nouvelle place ne sera pas achevée, comme prévu, le 20 novembre prochain, date du lancement de trois jours de célébration du bicentenaire, elle devrait être inaugurée en 2025, entre juin et septembre. « Le bicentenaire se poursuivra en 2025 ! », commente le directeur du musée, Christian Greco. Il a du reste commencé fin 2023 avec l’inauguration d’une « galerie des Écritures », et se prolonge depuis avec l’ouverture ou le réaménagement de plusieurs espaces.
Marie Zawisza
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Le Musée égyptien de Turin
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piazzetta Reale, 1, Turin (Italie), www.museireali.beniculturali.it
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°780 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : Le Musée égyptien de Turin