Le Musée des beaux-arts de Chartres conserve la donation du gouverneur Bouge, près de cinq cents objets originaires de l’ensemble malayo-polynésien, plus de trois mille ouvrages dont les plus anciens datent du XVIe siècle, et des milliers d’archives concernant aussi bien la création d’un parti communiste à Tahiti qu’une étude sur les poissons magiques marquisiens ou des documents relatifs à la Commune de Paris.
CHARTRES - L’accès à l’exposition se mérite ; il vous faudra d’abord traverser tout le musée, dans lequel rien ne vous indique la présence de la collection, puis atteindre le sous-sol où reposent les tupapa’u, les esprits des morts. Peu connues du public, cette partie du musée et la bibliothèque ne sont visitées que par quelques chercheurs, historiens ou ethnologues.
Appréhender la culture de l’autre
Louis-Joseph Bouge, administrateur des colonies françaises, se trouve en 1903, année de la mort de Paul Gauguin, en Nouvelle-Calédonie. Plus tard, son itinéraire le conduira à Pondichéry, à Tahiti et en Guadeloupe, en passant par Wallis et Futuna.
Curieux et intéréssé par la culture des régions qu’il administre, il accumule peu à peu des objets rares et une très belle collection de coquillages. Parallèlement, sa passion le pousse à rédiger sur ces objets de nombreuses notes et réflexions, qui constituent aujourd’hui un lot d’archives inestimables, car son grand dessein était de réaliser une monographie des territoires qu’il administrait.
En effet, Louis-Joseph Bouge n’entasse pas pour le plaisir d’entasser des curiosités, de la même façon que l’on exhibait des indigènes à l’Exposition Universelle de 1889. À l’instar de Victor Segalen et à l’inverse de ses contemporains, dont la seule approche de l’autre – le sauvage – se limite à une problématique résolument naturaliste, entre anatomie et biologie comparées, au contraire encore d’un Pierre Loti, voyageur hâtif, avide de sensations et de spectacles pittoresques, il fait abstraction de ses propres modes de pensée et tente de saisir, du fond de soi, la culture de l’autre.
Tatouage et chamane
Il rassemble tous les concepts de la culture ma’ohi, des Tonga aux Marquises. Les tatouages, dont le nombre varie en fonction de l’âge et de la proximité généalogique avec les dieux, sont représentés par plusieurs dessins au fusain de l’amiral de Jonquières dont la reproduction a fait le tour du monde.
Un casse-tête marquisien – u’u –, en casuarina – bois de fer – , du XVIIe siècle, d’après la forme et la finesse de la sculpture des têtes de Janus qui ornent la partie supérieure, était l’arme rituelle du guerrier, dont le rôle était de fournir à son ati – son clan – des victimes destinées
aux dieux.
Une pièce très rare, mentionnée comme bâton de commandement – to’oto – assemblage de bois, cheveux et bourre de coco, décrit par E.S.C. Handy, du Bishop Museum of Honolulu, en 1923, est la métonymie du pouvoir du tau’a – chamane marquisien – mi-homme, mi-dieu, grand pourvoyeur de uhane, âme-ancêtre-protecteur.
Deux tiki doubles, en pierre basaltique, manifestation du lien généalogique avec les dieux, et trois poissons magiques – ika kea – utilisés dans les rites de fertilité, sont des pièces exceptionnelles qui conceptualisent l’échange entre le visible et l’invisible, le chamane fournissant les âmes aux dieux et le clan – hua’a – recevant en échange les fruits de l’arbre à pain, les bonites et la fécondité des femmes.
Des Marquises à la Nouvelle-Calédonie
À côté des parures et ornements en écaille ou en os humain des Marquises, se trouve une collection d’objets lithiques tahitiens, herminettes ou pierres de hache, et un ensemble samoan d’objets destinés à la fabrication du tapa, vêtement réalisé à partir du liber du mûrier dont, en particulier, un magnifique battoir en miro – bois de rose – et un panneau à imprimer des motifs floraux, véritable cliché typographique.
Le voyage se poursuit par le Vanuatu et Wallis, dont provient une magnifique coupe à kava, boisson cultuelle obtenue après mastication des rhizomes du Piper Methysticum Foster.
Décidément atypique, L.-J. Bouge aida le chef coutumier kanak Amane, exilé par la France, à s’installer au Vanuatu. En remerciement, sa famille lui offrit une hache cérémonielle, une série de masques, et surtout une sculpture "idole-berceau" en bois, dont on ne sait si elle servait de jouet ou représentait un défunt allongé dans sa dernière demeure.
De Goupil à Gauguin
La donation Bouge, c’est aussi une bibliothèque riche d’environ 3 000 ouvrages du XVIe au XIXe siècle, notamment des éditions originales des voyages de Cook, de Dumont d’Urville, des feuilles originales de Noa Noa, ainsi que des fac-similés du Sourire de Gauguin, réalisés par Bouge lui-même. À cela s’ajoute une quantité impressionnante d’archives personnelles, des brochures d’époque, des recueils de photos anciennes, des estampes, des lithographies, des portraits originaux tels ceux du roi Pomaré V et de la reine Marau de Tahiti, des illustrations de Goupil destinées à l’atlas de voyages de Dumont d’Urville en 1838.
Autant la qualité de la mise en valeur d’une telle collection mérite d’être soulignée, en dépit d’un manque de signalétique, autant il est regrettable qu’aucun budget ne soit débloqué pour classer et répertorier les milliers de documents, livres et archives de la bibliothèque qui mériteraient une attention digne de leur rareté.
Tél : (16) 37 36 41 39. Pour des informations plus spécifiques sur le legs Bouge ou un rendez-vous, contacter M. Stefani.
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Le legs Bouge : Tupapa’u en sous-sol
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°7 du 1 octobre 1994, avec le titre suivant : Le legs Bouge : Tupapa’u en sous-sol