Depuis 2010, la numérisation du patrimoine écrit connaît un dynamisme sans précédent, mais la diffusion des textes électroniques suscite convoitises et inquiétudes.
PARIS - En 2010, le grand emprunt avait placé la numérisation des contenus culturels sous les feux de la rampe, consacrant une enveloppe (aujourd’hui largement revue à la baisse) de 750 millions d’euros aux chantiers de numérisation voulus par Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture. Depuis le début des années 2000, une attention toute particulière a été portée à la diffusion, l’accessibilité et l’exigence d’une qualité technique. Une véritable économie s’est formée autour de la numérisation, avec l’accélération d’ouverture des marchés publics.
Un investissement de taille
Lorsqu’on parle de numérisation, il ne s’agit pas seulement du simple fait de scanner un document. Outre la photographie numérique d’un document ou d’une œuvre, cela sous-tend également sa conservation, sa diffusion et son accessibilité. Cela suppose alors une chaîne d’actions alliant un matériel technique onéreux, la création ou l’achat d’un logiciel informatique, un catalogage exhaustif et des plates-formes de stockage adéquats sur des serveurs sécurisés. Le coût d’un chantier de numérisation peut très vite devenir onéreux, et le chiffre de 750 000 millions d’euros du Grand emprunt devient relatif lorsque l’on prend en compte les collections multiples et complexes des institutions culturelles : archives, bibliothèques, musées, les fonds patrimoniaux sont immenses. L’externalisation de la numérisation a tout de suite été envisagée par les institutions publiques et les différentes recommandations nationales et européennes ; la quantité de personnels requis, la technicité des savoir-faire, le coût du matériel étant difficilement compatible avec les équipes et les budgets de la plupart des bibliothèques et archives. À titre d’exemple, un scanner à plat de grand format peut coûter jusqu’à 80 000 euros, dans un secteur où la technologie va très vite.
Concurrence entre sociétés de numérisation
Depuis les années 1990, des sociétés de numérisation et d’archivage numériques se sont développées, le plus souvent dans une optique généraliste. En France, une petite dizaine d’entreprises se partage ce secteur devenu très compétitif, sans compter le géant américain Google. Numéro un en terme économique, la société Jouve-Safig en partenariat avec la société Diadéis a signé en 2011 un accord de numérisation portant sur 210 000 ouvrages de la BnF jusqu’en 2014. La Bibliothèque municipale de Lyon a, elle, fait le choix d’un partenariat avec Google en 2008 avec l’objectif de numériser 450 000 documents libres de droit disponibles sur une plate-forme dédiée, NumeLyo, lancée en décembre dernier.
À côté de ces ses grands groupes, des sociétés plus spécialisées se concentrent sur les fonds patrimoniaux et précieux, comme la société Arkhênum, basée à Bordeaux. Ces fonds, souvent fragiles, supposent des précautions de manipulation, la mise en place d’ateliers de numérisation sur site, ou encore l’interdiction de l’utilisation d’un scanner à plat susceptible d’endommager les reliures des ouvrages anciens. Arkhênum s’est spécialisé dans la numérisation des documents fragiles, registres anciens, plaques de verres, manuscrits, cartes et plans de grands formats.
Un outil de gestion perfectible
Les campagnes de numérisation, très coûteuses, ne concernent pas que les grandes institutions. Si les crédits alloués par le Programme d’investissements d’avenir (PIA) concernent surtout des programmes de masse (lire encadré) impliquant des retours sur investissements, les bibliothèques et archives territoriales se sont également engagées dans la numérisation, notamment à la faveur du plan national de numérisation, lancé dès 1996 par l’État et porté au budget du ministère de la Culture. Depuis 2008, les crédits globaux affectés à ce plan national avoisinent les 3 millions d’euros annuels, avec une enveloppe prévisionnelle de 2,8 millions d’euros pour l’année 2013. Sous forme de subventions allouées après appel à projets, le plan établit des priorités thématiques et régionales ainsi que l’obligation d’utiliser des protocoles standardisés au niveau national et européen. Entre 150 et 200 projets sont ainsi soutenus chaque année permettant la numérisation de registres paroissiaux, de cadastres, d’archives de presse régionales, de fonds iconographiques municipaux.
En 2010, un « Rapport sur la numérisation du patrimoine écrit » remis par Marc Tessier au ministère de la Culture évoquait les 900 000 documents recensés sur la bibliothèque numérique de la BnF, Gallica, pointant un « outil à améliorer », notamment en termes de visibilité sur Internet et de coopération avec des bibliothèques partenaires. Depuis, la plate-forme du site a été améliorée, le seuil des 2 millions de documents a été franchi en décembre, la liste des partenaires s’allonge, et les liens avec Europeana, la bibliothèque européenne, se sont renforcés. En 2012, Gallica a vu sa fréquentation augmenter de 15 % avec 11 millions de visites. Mais une nouvelle bataille s’engage : celle des applications mobiles. Un nouvel eldorado pour les prestataires de la numérisation.
La signature d’un nouvel accord de numérisation et de diffusion des collections de la Bibliothèque nationale de France, conclu le 15 janvier dernier, suscite la polémique concernant les droits de diffusion accordés à la société ProQuest, éditeur américain de bases de recherches. Doté par le Programme d’investissements d’avenir (ex-grand emprunt) de près de 5 millions d’euros, le projet prévoit sur une durée de six ans la numérisation de 70 000 livres anciens français datant de 1470 à 1700, des ouvrages du domaine public. Or le partenariat entre ProQuest et la BnF stipule que seuls 3 500 ouvrages (soit 5 % du total) seront disponibles immédiatement sur Gallica, tandis que le reste du corpus sera accessible aux seuls lecteurs de la BnF dans l’enceinte de la bibliothèque. La vente des collections numérisées auprès des grandes bibliothèques internationales généreront ainsi des revenus « réinvestis par la Bnf dans de nouveaux projets de numérisation » selon le ministère. Or cette monétisation inquiète fortement les associations de bibliothécaires et de documentalistes. Dans un communiqué, l’Interassociation archives bibliothèques documentation revendique un « accès libre et gratuit pour tous les usages non commerciaux via le portail Gallica, pour des travaux pédagogiques et de recherche, mais aussi privés » des ouvrages du domaine public. Dans une tribune parue dans Le Monde, Bruno Racine, président de la BnF, a du défendre l’accord, expliquant les raisons de cette diffusion fragmentée sur dix ans. Pour accélérer son chantier de numérisation, la BnF a choisi de faire appel aux crédits des Investissements d’avenir, débloqués pour des projets viables économiquement parlant : la vente de ce corpus aux bibliothèques ayant acquis la licence pour le programme Early European Books semble logique dans cette optique et conforme aux exigences européennes. Pourtant des critiques demeurent, notamment sur le manque de transparence des détails de l’accord, dont la publication est demandée, et sur la dérive commerciale de la diffusion des œuvres du domaine public. Le choix d’un prestataire américain fait également grincer des dents, car l’investissement de l’État pourrait ne pas être au bénéfice des acteurs français de l’économie numérique, l’objectif premier du programme.
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Le grand boom de la numérisation du patrimoine écrit
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Abonnez-vous dès 1 €Travail de numérisation de manuscrits dans les ateliers Arkhénum de Bordeaux. © Arkhénum.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°388 du 29 mars 2013, avec le titre suivant : Le grand boom de la numérisation du patrimoine écrit