Loin d’être florissant, le marché des boutiques dans les musées dépend de la fréquentation des lieux et ne compte qu’une cinquantaine de sites qui doivent mutualiser leurs moyens pour trouver l’équilibre.
C'est sans doute la fausse poule aux œufs d’or : l’arrivée au Louvre d’un nouveau comptoir-boutique dans les salles du musée a remis sur le devant de la scène la question de la rentabilité des boutiques-librairies dans les musées, et l’idée faussement préconçue de la « boutique-tiroir caisse » censée abreuver les institutions culturelles en espèces sonnantes et trébuchantes. La réalité s’avère autrement plus complexe.
Au regard des rapports d’activité des principaux acteurs du métier, on peut estimer le chiffre d’affaires (CA) des boutiques-librairies, gestion et édition de produits dérivés, à moins de 100 millions d’euros pour environ une cinquantaine de « vraies » boutiques-librairies de musées. Celles-ci disposent d’un lieu de plus de 20 m2, un personnel dédié, à la différence des comptoirs de vente associés à une billetterie d’entrée, qui constituent la majeure partie du paysage des musées français. C’est donc un marché de niche ; sans compter qu’à elles seules par exemple, les librairies-boutiques du Louvre ont généré en 2012 pas moins de 18,2 millions d’euros de CA.
Marché dominé par la RMN
En France, historiquement, la Réunion des musées nationaux (devenue RMN-GP) a d’emblée pris position sur le secteur, presque un monopole d’État. Avec une expérience sur le sujet de plusieurs dizaines d’années, la RMN-GP est l’acteur incontournable du paysage des concessions de boutiques : « la RMN a fait la preuve par l’exemple : des projets conçus de manière spécifique pour chaque établissement avec une mise en confiance, et des projets adaptés en fonction de la fréquentation, avec des facteurs de visites analysés. Et des services supports très professionnels : logistique, achats négociés, des équipes marketing par catégories de produits », estime Valérie Vesque-Jeancard, directrice déléguée générale à RMN-GP. À côté de ce « mastodonte », peu sont à même de relever le défi. Dans les années 2000, des enseignes de grands magasins se sont lancés dans la bataille, Galeries Lafayette et Printemps en première ligne : aujourd’hui elles ne se positionnent guère plus sur les appels d’offres récents, de même que certaines maisons d’éditions, comme Flammarion « présente statutairement au Centre Pompidou dans sa stratégie de marque », selon un observateur du secteur. D’autres acteurs sont plus spécialisés, à l’image de Bookstorming, qui gère quatre librairies spécialisées dans l’art contemporain et l’architecture (à la Maison Rouge, au Fresnoy et à la Villette notamment). Mais le recentrage assumé de la RMN ces dernières années sur des sites plus fréquentés commence à transformer ce petit écosystème : « compte tenu de notre structure et de notre localisation parisienne, nous considérons qu’il nous est difficile d’être rentable en dessous d’une fréquentation de 200 000 visiteurs annuels : c’est un seuil général, sauf exceptions », explique Valérie Vesque-Jeancard. Sortent alors de la sphère le Musée André-Malraux du Havre, le Musée des beaux-arts de Nancy, et bien d’autres musées de province. Face à cette situation, les musées ont donc dû trouver des alternatives. Au Havre, le choix s’est porté sur une librairie indépendante de la ville, la librairie La Galerne : « une librairie de proximité, un acteur essentiel de la vie culturelle et économique havraise », une exploitation « à ses risques et périls » commente Catherine Bertrand, déléguée aux relations extérieures du MuMa du Havre. Autre lieu ayant fait le choix d’un partenariat avec une librairie régionale, le Musée des beaux-arts de Valenciennes, après avoir bénéficié d’un comptoir de la RMN, s’est tourné vers un partenariat avec les Librairies des Furets du Nord pour assortir son comptoir et gérer en interne la vente de produits. Au MuCEM à Marseille, l’établissement a contracté avec la librairie marseillaise Maupetit en association avec les Éditions Actes Sud.
Mutualiser les coûts fixes
Le désengagement de la RMN a ouvert un espace en province pour une offre spécifique, dans laquelle s’est engouffrée La Boutique du lieu, qui gère maintenant cinq espaces de ventes dans la région Nord : en 2007, Thibault Catrice, passé par la RMN, tente sa chance et remporte l’appel d’offres de La Piscine à Roubaix, puis le Musée des beaux-arts de Lille, celui de Nancy, le LaM à Villeneuve-d’Ascq pour parvenir à décrocher la concession du Louvre-Lens lors de son ouverture en 2012. « Nous avons une activité rentable, toutes proportions gardées, et devenue pérenne : il faut être opportuniste en investissant et en mutualisant les risques sur plusieurs lieux », explique le fondateur de la Boutique du Lieu, dont la société a engendré 2,8 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2013. Autre nouveau concurrent à être entré dans la danse, la société Arteum, créée en 2008 par Lorraine Dauchez, au départ sur le créneau du réseau des centres commerciaux comme le CNIT, s’est recentrée sur la boutique de musées en obtenant la concession du 107 rue Rivoli, la boutique du Musée des arts décoratifs, puis celle du Musée Carnavalet et du Musée de l’Armée : « C’est devenu un axe stratégique pour Arteum, en parallèle avec nos enseignes de magasins et de corners dans les grands magasins », commente Lorraine Dauchez, dont la société a généré 5 millions d’euros de CA, dont 30 % sur les trois boutiques de musée. La mutualisation semble un des éléments obligatoires à l’équilibre économique de survie de ces entreprises.
« Risques », « modèle économique fragile », « équation compliquée » : autant de termes qui ressortent au fil de l’enquête. Premier écueil, et de manière très pragmatique, cette activité commerciale est restreinte physiquement : « Nous avons un problème de place : il faut des locaux modernisés pour installer la boutique, mais aussi des espaces de stockage pour les produits », souligne Josy Carrel-Torlet, directrice du développement des publics, des partenariats et de la communication à Paris Musées. On ne peut effectivement pas pousser les murs dans des monuments historiques anciens, qui composent l’essentiel des musées de France. La question de l’accès est également épineuse : « une boutique hors douane offre un accès direct et permet au lieu de devenir une boutique de destination et non plus une boutique de musée », souligne Lorraine Dauchez.
La question de la redevance versée au musée est donc primordiale pour rendre rentable de petits espaces : elle est devenue essentielle ces dernières années, avec l’ouverture de la concurrence depuis que les musées sont poussés à rechercher des ressources extérieures face à la baisse des subventions de l’État et des collectivités territoriales. Si les chiffres sont souvent tus (secret des affaires oblige), la redevance d’une concession est estimée dans une fourchette de 7 à 10 % du chiffre d’affaires.
Redevance et innovation incontournables
Alors que le chiffre d’affaires est relativement stable ces dernières années, le poids des redevances enfle d’année en année à la RMN : « Ce qui augmente, c’est le pourcentage de redevance : à chaque remise en concurrence, à chaque renégociation, on sent une pression extrêmement forte pour suivre l’augmentation », estime Valérie Vesque-Jeancard. « Nous travaillons en tranche de chiffre d’affaires pour associer le musée aux bons résultats ou partager les pertes. Il y a toujours une part fixe : un loyer ou un minimum garanti et une part variable liée au chiffre d’affaires », poursuit la directrice de la RMN. La nouvelle concurrence augmente naturellement les taux de redevance. Un chiffre d’affaires extrêmement lié à la fréquentation du musée, au succès ou à l’échec d’une exposition : « nous sommes dans une activité de pic : expositions temporaires et périodes d’ouvertures, il faut parfois doubler la boutique d’un comptoir de vente éphémère lors des grandes expositions » pour rentabiliser le plus possible l’afflux des visiteurs, souligne Thibault Catrice.
Ces contraintes s’assortissent d’une nécessité de renouvellement perpétuel de la marchandise en phase avec la programmation. Mais la recherche dans l’assortiment des produits s’accompagne là aussi de prises de risques. Pour rentabiliser un produit, il faut le vendre à une large échelle, au risque d’avoir une gestion de stocks problématiques et si l’édition de produits dérivés offre beaucoup plus de marge que le produit « out sourcé » (acheté sur un marché déjà existant), elle peut s’avérer très coûteuse : « l’édition de produits dérivés est un risque : je ne veux pas tomber dans l’écueil de devoir mettre les mêmes produits partout », insiste Thibault Catrice. Avec un réseau de 38 boutiques et fournissant la plupart des musées de France en produits dérivés, la RMN semble la seule à avoir les reins et les réseaux assez solides pour écouler ses produits de manière constante et rentable.
« Les charges sont extrêmement élevées » confirme Mathilde Gautier, chercheur associé à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne, « malgré la manne financière des touristes étrangers au Louvre, on peut estimer au vu du rapport d’activité 2013 du musée que seulement 7 % des recettes propres sont issus des activités commerciales provenant des boutiques », tandis que la billetterie en rapporte 60 %. « Les musées privilégient – et c’est normal – l’étude des publics, pas l’étude des consommateurs » : pratiquement aucune étude, faute de moyens et de temps, n’a été menée sur les pratiques d’achat des visiteurs de musées. Des données qui pourraient permettre d’optimiser ces espaces dans un secteur toujours plus concurrentiel.
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Le difficile modèle économique des boutiques-librairies de musée
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Abonnez-vous dès 1 €La librairie-boutique du musée Carnavalet, Paris. © Arteum/Caro&Jules.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°436 du 22 mai 2015, avec le titre suivant : Le difficile modèle économique des boutiques-librairies de musée