SAINT-PIERRE-DES-CORPS
Alors que la Ville vient d’entériner la vente de cette friche industrielle remarquable au groupe Vinci, deux visions du patrimoine s’affrontent dans l’ex-banlieue rouge de Tours.
Saint-Pierre-des-Corps (Indre-et-Loire).« Accepteriez-vous la vente de la tour Eiffel à une entreprise privée ? » : c’est par cette question au ton provocateur qu’un collectif d’habitants de Saint-Pierre-des-Corps a réuni pour sa pétition plus de 25 000 signatures en quatre mois. Une mobilisation notable pour cette petite ville de la métropole de Tours, peuplée de 15 000 habitants, banlieue rouge historique au passé ouvrier. L’objet de la pétition est précisément la trace la plus remarquable de l’histoire ouvrière de cette ville, le Magasin général de la SNCF, une œuvre de l’ingénieur Eugène Freyssinet (1879-1962) qui accueillit pendant quatre-vingts ans les stocks matériels du rail français. Ses proportions gigantesques (« la plus grande friche industrielle de France », arguent les auteurs de la pétition), et l’architecture de son toit typique des innovations techniques de Freyssinet, en font un élément de patrimoine industriel unique. Mais aussi une emprise immobilière convoitée, à une heure en TGV de la gare de Paris Montparnasse.
C’est la vente de cet élément patrimonial au groupe Vinci qui est dénoncée par les instigateurs de la pétition. Tombeur inattendu du Parti communiste français (qui dirigeait la ville depuis un siècle) lors des élections municipales de 2020, le maire Emmanuel François (sans étiquette) a de nouveau surpris les Corpopetrussiens en juin 2021. L’édile dévoilait alors le fruit d’un an de discussions en sous-main avec Vinci pour la vente du Magasin général, et faisait mention d’une entreprise intéressée par la reprise du lieu une fois celui-ci réhabilité. « Vinci est un partenaire capable de financer une opération de réhabilitation, il faut au moins 40 millions d’euros. Il ne s’agit pas, quand on entame un projet d’une telle envergure, de choisir au hasard et de ne pas avoir certaines garanties », défendait Emmanuel François auprès des auditeurs de France Bleu Touraine.
Avec l’adoption de la vente en conseil municipal le 8 septembre, ce pour 3 millions d’euros, le nom du repreneur est désormais connu. Doliam, entreprise spécialisée dans la production d’équipements médicaux, envisage d’y installer un pôle de référence de la « med-tech », avec une promesse de 1 000 emplois directs, et de 1 000 autres indirects.
Le projet exploitera les 28 000 mètres carrés de ce vestige du passé industriel de la ville, nœud ferroviaire entre Tours et le sud-ouest de la France. Construit entre 1924 et 1926 par Freyssinet, le Magasin général est réparti sur trois plateaux, séparés par une vaste nef de circulation scindant le bâtiment en deux. L’élément remarquable de l’édifice réside dans sa toiture, faite de sheds conoïdes, ces coquilles évasées permettant un éclairage zénithal. Des voûtes installées après guerre, alors que le bâtiment, à la suite de sa destruction partielle par les bombardements alliés, est reconstruit et étendu. L’entreprise Limousin et Cie, auparavant associée à Freyssinet, met en œuvre cette formule de sheds conoïdes, précédemment utilisée dans quelques usines franciliennes par l’ingénieur pionnier du béton.
La grande simplicité de la répartition des circulations et la qualité de sa luminosité font du Magasin général un bâtiment fonctionnel pour la SNCF jusqu’en 2006. De « prison », ainsi qu’elle est dénommée par les ouvriers qui y passent de rudes hivers, elle devient une « cathédrale » pour ses visiteurs occasionnels, artistes graffeurs, squatteurs, photographes. Sans affectation, le lieu est racheté par la municipalité communiste à la SNCF pour 1,3 million d’euros en 2012. Il fait l’objet de plusieurs projets de réhabilitation, tous avortés, attire l’attention d’étudiants en architecture qui lui consacrent leurs projets de fin d’études. On l’imagine en centre d’étude, en musée du rail, jusqu’en nouveau site de stockage de la Bibliothèque nationale de France pour lequel la ville se porte candidate : mais le lieu est bien trop lumineux pour conserver des archives.
Les opposants au projet « Vinci-Doliam » craignent désormais que les habitants soient privés de ce patrimoine unique. Doliam et Vinci annoncent de leur côté une friche industrielle ouverte, « offrant aux habitants 3 hectares d’espaces paysagers et une brasserie donnant à voir l’emblématique architecture de Freyssinet », ceci alors que ce patrimoine s’apprécie surtout de l’intérieur.
« Toute l’histoire de Saint-Pierre tourne autour du rail », rappelle Anis Guelmami, membre du collectif « Sauvons le Magasin Général », qui dénonce une privatisation de ce morceau d’histoire. Conseiller municipal de l’opposition, Cyrille Jeanneau confirme : « Le projet Doliam prévoyait une ouverture au public de trois jours sur dix ans ! On a poussé pour obtenir plus, mais ça montre bien leur philosophie. »
Il existait pourtant un projet alternatif à ce rachat par Vinci, monté par un collectif de 150 habitants alors que la Mairie n’avait pas encore officialisé son intention de vendre. « Le réveil du Magasin général » envisageait un tiers-lieu, rassemblant des entrepreneurs locaux, agrégeant divers pôles d’activités (gastronomie, tourisme, numérique, sport…), et ouvert aux habitants. En quelques semaines, ce projet réussit à attirer l’attention d’un investisseur tourangeau et des concepteurs du projet bordelais Darwin, un tiers-lieu qui a permis la préservation d’une caserne du XIXe siècle. Le collectif fait même une offre mieux-disante de 3,5 millions d’euros pour le rachat. Dans ce montage, la Ville aurait pu conserver la propriété d’une partie du bâtiment, dont elle aurait pu tirer des loyers. Pourtant, lorsque le collectif présente ce projet, « le maire s’en moquait », déplore Cyrille Jeanneau. Les projets patrimoniaux de tiers-lieu fleurissent pourtant : outre Darwin, citons Les Ateliers de la mine (Creuse), la manufacture de La Réole (Gironde). Et, rappelle l’élu d’opposition, « le Premier ministre a promis 130 millions d’euros pour les tiers-lieux ».
Les opposants à l’installation de Doliam craignent que les habitants n’en tirent aucun bénéfice. « Le message, c’est 1000 emplois pour les Corpopetrussiens, mais ce ne sont que des emplois d’ingénieurs, ultra-techniques », explique Anis Guelmami. Dans cette ville pauvre, au plus fort taux de chômage du département, la venue de Doliam apparaît en décalage avec les aspirations des habitants. « La question est : que fait-on du patrimoine ? On le valorise pour en faire une richesse, ou bien on le cède pour ne plus avoir à l’entretenir ? », interroge Anis Guelmami. Les opposants souhaitent porter l’affaire devant la justice pour démontrer « le manque de pertinence de ce projet ». Le maire de Saint-Pierre-des-Corps n’a pas souhaité répondre à nos demandes d’entretien.
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Le devenir du Magasin général de Saint-Pierre-des-Corps fait débat
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°575 du 15 octobre 2021, avec le titre suivant : Le devenir du Magasin général de Saint-Pierre-des-Corps fait débat