Durant tout 2014, et jusqu’en 2018, colloques, livres, spectacles, documentaires… vont se succéder, sans pouvoir masquer un oubli de taille : les beaux-arts. Car si pléthore d’expositions d’histoire sont organisées en régions, les beaux-arts se font timides dans le programme du Centenaire. Comment expliquer l’absence d’une grande exposition nationale sur le sujet ? Frilosité des musées ? Prégnance du patrimoine ? Enquête.
Conférences, livres, spectacles, projets pédagogiques, célébrations, expositions historiques… D’ici à 2018, impossible d’y échapper : la Grande Guerre va être sur tous les fronts. À ce jour, la Mission du Centenaire a déjà labellisé plus de mille projets, mais étonnamment aucune grande exposition artistique consacrée exclusivement à la création plastique pendant le conflit ! Une situation d’autant plus surprenante que, de l’autre côté du Rhin, les manifestations traitant des avant-gardes pendant la guerre sont légion : « 1914 les avant-gardes au combat » à Bonn ou encore « Dix et Beckmann » et « Macke et Marc » à Munich, pour ne citer que les plus remarquables. En France, en revanche, l’offre est éparpillée et concerne, essentiellement, des artistes apparemment de moindre importance : De Groux à Avignon, de La Patellière à Nantes, Zadkine à Paris ; seul Fernand Léger fait figure de tête d’affiche, à Biot.
Mais, à la surprise générale, aucune exposition n’est programmée au Grand Palais, ni au Centre Pompidou. Pour l’historienne Annette Becker, il est « ahurissant que le Musée national d’art moderne ne présente pas d’exposition sur 1914 et les artistes, surtout quand on connaît la richesse de sa collection sur cette période ». Certes, quelques projets ambitieux se distinguent au cours de 2014, notamment l’exposition estivale du Louvre-Lens, qui outrepasse le sujet en embrassant la représentation de la guerre de 1800 à nos jours, et à Paris l’exposition « Vu du front » au Musée de l’armée. Mais le propos de cette dernière est autant artistique qu’historique, comme le reconnaît l’un de ses commissaires, Sylvie Le Ray-Burimi : « Il s’agit de s’interroger sur la représentation de la guerre ; ainsi la dimension esthétique est importante, mais il s’agit surtout d’une approche historique de la production artistique de guerre. »
Une scène allemande plus intéressante ?
Comment expliquer cette différence d’approche entre la France et l’Allemagne ? Pour Andreas Beyer, directeur du Centre allemand d’histoire de l’art à Paris, les raisons sont multiples : « En Allemagne, il y a eu de nombreux projets de recherche sur les avant-gardes et la Grande Guerre au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, ces expositions sont le fruit de cette recherche ; le Centenaire est l’occasion d’en tirer la somme, dans un contexte de commémoration favorable pour lever les fonds nécessaires à de grandes expositions. En outre, les artistes qui se sont illustrés pendant la guerre sont considérés comme les pères de la modernité allemande, et donc des représentants fondamentaux de notre histoire de l’art. » En France, en revanche, la majorité des artistes qui se sont mobilisés plastiquement pendant le conflit – à quelques exceptions près – constituent rarement la fine fleur de l’avant-garde, et l’on trouve peu de chefs-d’œuvre. « Les œuvres historiquement les plus intéressantes, notamment celles produites sur le front, sont rarement des œuvres majeures », avance Laurent Salomé, directeur scientifique de la Réunion de musées nationaux-Grand Palais.
« Peut-être que les musées des beaux-arts considèrent que la guerre est réservée aux musées d’histoire, ce qui est bien dommage », estime quant à elle Annette Becker. L’historienne regrette le manque d’audace des musées hexagonaux : « Brosser un vaste panorama de cette période implique de ne pas se cantonner à la production française et de ne pas s’en tenir au culte des chefs-d’œuvre. Et force est de constater que peu de musées français ont envie de faire ce pari. À l’heure actuelle, il n’y a aucune grande exposition à Paris sur les artistes pendant la guerre et on a vraiment l’impression d’un rendez-vous manqué. D’autant plus que le projet qui avait été envisagé avec l’Allemagne a été abandonné, ce qui, avouons-le, tombe franchement mal alors que l’on entend parler constamment du rapprochement entre les deux pays. Une telle initiative aurait été un acte fort de coopération culturelle. » En effet, l’exposition en cours à Bonn devait initialement être présentée au Grand Palais. Laurent Salomé explique l’échec de cette collaboration par la teneur de l’exposition « qui est très axée sur la peinture allemande. De fait, nous n’arrivions pas à en dégager un grand sujet international et nous avons finalement trouvé que ce n’était pas un format adapté pour le Grand Palais ». Soit, mais alors pourquoi ne pas avoir élaboré un autre projet plus à même de trouver sa place dans ce lieu ? « Nous avons discuté avec d’autres institutions et il n’y avait pas de projet spécifique qui s’imposait pour le Grand Palais, par rapport à d’autres axes de programmation prioritaires avec notamment des impératifs de coproduction. De plus, il n’est pas facile de traiter 14-18 par le biais de l’art, et le Grand Palais n’a pas vocation à organiser des expositions d’histoire. »
Histoire et patrimoine, les vrais enjeux des commémorations
Il faut reconnaître que la production en temps de guerre est complexe ; à ce jour, peu de grandes expositions sur la question ont d’ailleurs eu lieu, en France, à l’exception de « 1917 » organisée au Centre Pompidou-Metz en 2012, et qui est souvent invoquée comme la raison principale à l’absence d’exposition phare en 2014. Mais aussi intéressante qu’ait été la manifestation messine, elle n’a pour autant pas épuisé le sujet. Loin s’en faut, tant cette production est mal connue. Notamment parce qu’elle est toujours, en partie, occultée par la propagande qui « a souvent été, à tort, considérée comme la seule face visible de l’art pendant la guerre », estime Sylvie Le Ray-Burimi. « Après la guerre, on s’est essentiellement souvenu de la propagande, que l’on a trouvée atroce, et on a oublié qu’il y avait d’autres choses, particulièrement en France », rappelle Annette Becker. « Alors qu’en Allemagne on a vu les deux aspects de l’art de guerre, en France cette approche a faussé la vision de l’art en temps de guerre. Et le fait qu’il n’y ait pas de grande exposition à l’occasion du centenaire ne va pas aider à changer la donne. »
Autant les musées français se sont peu saisis des enjeux artistiques, autant les sujets historiques et patrimoniaux abondent dans leur programmation des quatre ans à venir. Ainsi, rares sont les musées, même les plus modestes, à ne pas présenter de manifestation dédiée à la vie de leur commune pendant la guerre ou à des aspects précis du conflit. Pour les musées situés dans des régions proches du front et durement touchées pendant la guerre – le Nord et l’Est –, cette question se couple presque systématiquement à celle du patrimoine, dévasté pendant l’occupation ou les combats. L’Association des conservateurs des musées du Nord Pas-de-Calais propose ainsi une riche programmation sur cette problématique, qui aborde l’archéologie de guerre et la conservation des collections atteintes par le conflit. De l’autre côté de la frontière, en revanche, la question du patrimoine est pratiquement absente, et assez logiquement puisque « l’Allemagne a peu combattu sur son sol », souligne l’historien Nicolas Offenstadt. Annette Becker précise : « Il ne faut pas oublier que, sur le front occidental, pas un seul carreau n’a été cassé en Allemagne pendant la Grande Guerre, alors que la France a en revanche vécu le conflit directement sur son sol avec une litanie de destructions, ce qui a conduit à une forte patrimonialisation des ruines. En France, le front, c’est son territoire ; il y a donc tout le côté charnel de la terre qui vit dans le souvenir de la guerre. » Cette blessure physique, dont les stigmates sont parfois encore très visibles, explique donc la profusion d’expositions organisées sur le thème du patrimoine par nos institutions.
Mais, outre la portée patrimoniale, la dimension historique est également peu envisagée dans les expositions organisées en Allemagne. Cela témoigne d’une profonde différence de perception de la Grande Guerre dans les deux pays. « On ne commémore pas de la même manière selon que l’on a été vainqueur ou vaincu », rappelle Nicolas Offenstadt. « En Allemagne, la situation est particulière car la guerre de 14-18 a été rendue très lointaine par la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, les grandes questions historiques portent sur la période 1933-1945, d’autant que l’issue de cette guerre a eu un impact territorial fort et durable : la séparation du pays en deux blocs. » Pour Annette Becker, les racines de cette différence de regard remontent à l’entre-deux-guerres : « La France le vit dans le deuil, alors qu’en Allemagne au deuil s’additionne le fait que tous les Allemands sont considérés comme uniques responsables de la guerre par le Traité de Versailles, donc la volonté d’oublier est très forte… ou de se venger… d’où la guerre suivante. Et, en Allemagne, la Seconde Guerre mondiale a longtemps été au centre de la recherche historique, à tel point que la Grande Guerre a même pu être considérée comme un non-événement outre-Rhin. » L’organisation du Centenaire est d’ailleurs révélatrice de la faible résonance de l’événement en Allemagne : « Le gouvernement a peu investi le Centenaire, les événements qui sont organisés le sont à l’échelle des Länder », précise Nicolas Offenstadt. « Pour Berlin, c’est un événement secondaire ; il semble que le gouvernement n’ait pas pris l’ampleur du Centenaire dans les autres pays et que, pour l’Allemagne, 14-18 ne soit toujours pas un enjeu fondamental de la mémoire nationale. »
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Le centenaire 14-18
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°665 du 1 février 2014, avec le titre suivant : Le centenaire 14-18