Il y a quelque dizaines d’années encore, le British Museum n’aurait jamais pu acheter et encore moins exposer la coupe Warren (lire le JdA n° 84), car l’homosexualité était condamnée en Grande-Bretagne. Au mieux l’aurait-elle déposée dans le Secretum, la réserve « cachée » du musée, qui se trouvait jusqu’à la Seconde Guerre mondiale dans les caves du musée, puis dans l’armoire 55 du département du Moyen Âge et de l’Antiquité tardive. Son accès reste réservé à quelques privilégiés, mais il s’agit sans aucun doute de l’une des plus belles et surprenantes collections d’art érotique. Voyage à travers ces « symboles de la première adoration de l’humanité », tandis que l’avenir du Secretum fait aujourd’hui l’objet de discussions. Faut-il disperser ses trésors dans différents départements ou le conserver dans son intégralité ?
LONDRES (de notre correspondant) - Le nom du Secretum est certainement inspiré du “cabinet secret” où étaient entreposés les objets érotiques de Pompéi au Musée archéologique national de Naples (voir l’encadré). Son origine remonte à George Witt, un collectionneur victorien né à Norfolk en 1803, médecin et maire de Bedford avant d’émigrer en Australie où il devint banquier. Regagnant l’Angleterre en 1854, fortune faite, il se consacre entièrement à sa passion : collectionner des objets d’art antique “illustrant le culte du phallus”. En 1865, à la suite à d’une grave maladie, il offre au British Museum (BM) sa collection de “symboles de la première adoration de l’humanité, [...] dans l’espoir qu’une petite salle lui soit attribuée où seraient également présentées les œuvres importantes conservées dans les caves du musée qui illustrent le même sujet”. Si discussion il y eut parmi les administrateurs sur le contenu de la collection, rien ne transparaît dans les comptes-rendus des conseils, et seule la mention “la collection de M. Witt est acceptée” figure à la date du 11 novembre 1865. Aucun des 432 spécimens de Witt n’a jamais été exposé, et tous ont rejoint les 431 objets “du même genre” appartenant aux collections du musée.
Un héritage embarrassant
En 1939, les mœurs devenant plus libérales, l’administration du musée a décidé qu’une partie “des antiquités phalliques et à connotation sexuelle de M. Witt et des œuvres relatives aux mystères primitifs” devait être redistribuée dans les départements d’Art égyptien, grec, romain et oriental. Malgré cette dispersion partielle, une grande partie de la donation Witt est demeurée dans le Secretum et, en 1948, le conservateur spécifiait que quiconque désirait voir les objets devait en faire la demande écrite au directeur du musée. Cependant, lorsqu’un chercheur demanda un duplicata du registre de la collection, sa requête fut jugée si délicate qu’on lui demanda d’éclaircir “les dispositions qu’il avait prises pour la cession [de cette copie] à sa mort”. Bien que des pièces aient été dispersées juste avant la Seconde Guerre mondiale, de nouveaux objets ont rejoint le Secretum jusqu’en 1953, et notamment une petite collection de préservatifs de la fin du XVIIIe siècle dans leur emballage d’origine, découverts à la bibliothèque du BM, dans les pages d’un Guide de la santé, la beauté, la richesse et l’honneur datant de 1783. Fabriqués avec des boyaux de mouton et ornés d’un lacet de soie rouge pour les maintenir en place, ils revêtent un intérêt majeur aux yeux des spécialistes médicaux en raison de leur rareté.
Après la libération des années soixante, le musée est devenu plus tolérant et, entre 1977 et 1984, d’autres objets d’art égyptien, grec, romain et oriental ont quitté leur cachette. Cependant, au début des années quatre-vingt-dix, le Secretum est devenu un sujet d’embarras pour les conservateurs, inquiets que le musée puisse donner l’image d’une institution démodée et figée. Que reste-t-il aujourd’hui dans cette mystérieuse armoire 55 ?
Une vingtaine de boîtes
Le Secretum recèle de nombreux exemples de ce que nous pourrions considérer aujourd’hui comme de l’art érotique, mais également d’autres objets plus “inoffensifs”. L’ensemble est conservé dans une vingtaine de boîtes disposées sur trois étagères : des figurines érotiques en terre cuite datant de l’Antiquité grecque et romaine ; des cauris aux formes suggestives ; un verre en forme de phallus fabriqué aux Pays-Bas au XVIIe siècle ; une ceinture de chasteté en métal, sans doute une rare réplique du XVIIIe siècle ; une terre cuite de Joseph Nollekens représentant le dieu Pan s’accouplant avec une chèvre, d’après une statuette découverte à Pompéi ; des insignes médiévaux de pèlerins en forme de phallus ; une carte de membre d’un club anglais où étaient racontées des histoires osées ; et plusieurs boîtes renfermant des pénis en cire (aujourd’hui brisés) que les hommes accrochaient dans les églises italiennes lorsqu’ils priaient pour renforcer leur virilité.
Bien que ces pièces soient pour la plupart d’une importance artistique secondaire, la donation Witt constitue néanmoins un témoignage très inhabituel sur l’art de collectionner de tels objets à l’époque victorienne, d’autant plus précieuse qu’elle est bien documentée. En 1866, Witt a publié à titre privé le catalogue de sa collection, et le registre original manuscrit du BM a survécu, avec les numéros d’inventaire permettant d’identifier les objets transférés vers d’autres départements. En outre, est conservé dans le Secretum un magnifique ensemble de vingt albums reliés, classés par cultures, et contenant des esquisses, des photographies, des notes et des lettres de George Witt.
L’obscénité n’est pas une catégorie pour érudits
Deux positions s’opposent sur l’avenir du Secretum. Catherine Johns, spécialiste de l’art érotique au BM, soutient que l’idée d’une réserve secrète est obsolète, et va à l’encontre des obligations d’un musée de nos jours. L’obscénité, précise-t-elle, “n’est pas une catégorie pour érudits, c’est une catégorie morale, elle est académiquement injustifiable”. Elle estime que les objets de la collection Witt devraient être répartis dans les départements concernés, exposés avec les autres œuvres et non à part. David Gaimster, conservateur du département du Moyen Âge et de l’Antiquité tardive dont dépend le Secretum, explique que “la collection Witt est une parenthèse temporelle victorienne révélant le comportement d’une époque envers les collections et la culture dans son ensemble. De nombreuses raisons justifient que les objets restants soient conservés ensemble. Personnellement, j’aurais beaucoup de mal à accepter que des conservateurs envisagent de transférer d’autres objets vers différents départements”. Il souhaite que la collection Witt fasse l’objet d’une étude approfondie et est prêt à accueillir toute proposition des chercheurs. Malheureusement, on ignore presque tout de la façon dont George Witt percevait sa collection. Selon toute vraisemblance, il pensait que les cultures du monde entier adhéraient au culte phallique et aux symboles de la fertilité. Witt, méticuleux dans son approche, a écrit de longues notes sur les objets, donné des cours particuliers et correspondu avec d’autres passionnés. Quel que soit l’avenir réservé au Secretum, il est aujourd’hui beaucoup plus accessible : sur rendez-vous au département du Moyen Âge et de l’Antiquité tardive (comme pour les autres objets en réserve), une demi-douzaine de spécialistes peuvent chaque année étudier la collection. “Nous l’appelons encore le Secretum, mais uniquement pour des raisons historiques, car le secret a été levé”, explique David Gaimster. À présent, le département souhaite monter une exposition consacrée à la collection Witt et aux diverses interprétations de son matériel.
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Le British Museum gardera-t-il ses trésors cachés ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°86 du 2 juillet 1999, avec le titre suivant : Le British Museum gardera-t-il ses trésors cachés ?