PARIS
Pour le Conseil d’État, l’ensemble du monument funéraire de Tatiana Rachewskaïa comprenant « Le Baiser » de Brancusi constitue un immeuble par nature, et ne nécessite donc pas l’accord des ayants droit pour être classé monument historique.
Paris. Mettant fin à la querelle opposant depuis plus de quinze ans les ayants droit de la jeune femme suicidée par amour en 1910 et le ministère de la Culture, le Conseil d’État a retenu que le monument funéraire dans sa totalité devait être considéré comme un immeuble par nature, permettant ainsi à l’œuvre de bénéficier de la protection attachée aux monuments historiques qui lui était attribuée par arrêté préfectoral en 2010. Cette décision était capitale pour l’avenir de la sculpture Le Baiser de Brancusi représentant deux amants fusionnels s’embrassant et estimée plusieurs millions d’euros que les requérants souhaitaient désolidariser de la tombe pour la vendre à l’étranger (lire le JdA no 560, 5 février 2021).
En effet, juridiquement seuls les immeubles par nature peuvent être inscrits au titre des monuments historiques sans l’accord de leurs propriétaires, sur simple décision de l’autorité administrative selon l’article L.621-25 du code du patrimoine. Or, pour les ayants droit, cette sculpture constituait un immeuble par destination car elle n’avait pas été conçue dès l’origine pour figurer sur la tombe, puisque réalisée en 1909 elle n’y avait été placée que postérieurement à l’enterrement de la défunte, en 1911. Ainsi, parce qu’elle était selon eux constitutive d’un immeuble par destination, l’obtention de leur accord était nécessaire pour son inscription au titre des monuments historiques en application des dispositions de l’article L.622-20 du code du patrimoine, ainsi que leur éventuelle indemnisation.
En mars 2016, les ayants droit avaient alors déposé une déclaration de travaux en vue de la dépose du Baiser, cela malgré la reconnaissance de l’œuvre en tant que « trésor national » en 2006 puis son classement comme monument historique avec la tombe dans son intégralité en 2010. Puis, face au rejet de leur demande et à l’échec de leur recours gracieux, ils ont saisi le tribunal administratif de Paris afin d’obtenir l’annulation de l’arrêté préfectoral de 2010 et des décisions subséquentes y afférant. Ce n’est qu’en appel que la cour a fait droit à leur demande, retenant que le préfet avait commis une erreur dans la qualification juridique des faits, car l’œuvre, non exécutée dès l’origine pour agrémenter la tombe, n’était pas incorporée à celle-ci « a un degré tel qu’elle ne puisse en être dissociée sans qu’il soit porté atteinte à l’ensemble lui-même, ni à l’intégralité de l’œuvre elle-même ».
Sur pourvoi du ministère de la Culture, le Conseil d’État a annulé cet arrêt en retenant une application souple de l’article 518 du code civil définissant les biens immeubles par nature. Ainsi, « la seule circonstance qu’un élément incorporé à un immeuble n’ait pas été conçu à cette fin et qu’il puisse en être dissocié sans qu’il soit porté atteinte à l’intégrité de cet élément lui-même ou à celle de l’immeuble n’est pas de nature à faire obstacle au caractère d’immeuble par nature de l’ensemble, qui doit être apprécié globalement ». En outre, le Conseil observe que l’œuvre – acquise par son père spécialement pour la défunte auprès de l’artiste sur recommandation de son amant – est fixée à la tombe par une stèle faisant socle portant l’épitaphe et la signature, réalisée à la demande du père en pierre d’Euville comme le monolithe.
En somme, « la sculpture Le Baiser de Constantin Brancusi qui surmonte la tombe de Tatiana Rachewskaïa est un élément de cet édifice qui a perdu son individualité lorsqu’il a été incorporé au monument funéraire, sans qu’importe la circonstance, ni que l’œuvre n’ait pas été réalisée à cette fin par Constantin Brancusi, ni qu’elle ait été implantée quelques semaines après le décès de la jeune femme ». Dès lors Le Baiser faisant corps avec la stèle et la tombe, et constituant ainsi ensemble un immeuble par nature, le préfet n’a commis aucune erreur de qualification juridique et il était donc bien fondé à l’inscrire au titre des monuments historiques sans solliciter l’accord des propriétaires.
Bénéficiant de la protection attachée aux œuvres classées monument historique, la sculpture ne pourra désormais être désolidarisée pour être vendue à l’étranger comme le souhaitaient les ayants droit. Ceux-ci pourraient néanmoins engager une procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme afin d’obtenir une indemnisation résultant d’une éventuelle violation de leur droit de propriété. D’ici là, caché derrière son coffret en bois, Le Baiser restera au cimetière du Montparnasse sous la surveillance d’une alarme, de quelques caméras et de l’œil des passants avertis…
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« Le Baiser » restera au cimetière du Montparnasse !
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°573 du 17 septembre 2021, avec le titre suivant : « Le Baiser » restera au cimetière du Montparnasse !