En proposant à l’État norvégien de lui vendre sa collection de manuscrits anciens, l’homme d’affaires Martin Schøyen pose indirectement une question sensible. En effet, une partie de ces manuscrits a échappéà la destruction grâceà une exportation illégale d’Afghanistan. La paix ayant toujours été fragile dans ce pays, n’est-il pas plus sûr qu’ils demeurent désormais
en Norvège ?
LONDRES - Des milliers de manuscrits anciens, sortis illégalement d’Afghanistan, seraient sur le point d’être vendus. Connus sous le nom de “manuscrits de la mer Morte” du bouddhisme, ils appartiennent à Martin Schøyen, un homme d’affaires norvégien, considéré comme le plus grand collectionneur de manuscrits du XXe siècle. Sa bibliothèque renferme des exemplaires importants provenant des principales grandes civilisations du monde. À soixante ans, Martin Schøyen souhaite aujourd’hui vendre l’ensemble de sa collection à une institution publique pour la somme de 110, 8 millions d’euros, afin de lever des fonds pour son organisation caritative intervenant en faveur de la défense des droits de l’homme et du développement.
Le mystère plane sur l’origine des manuscrits bouddhiques de Martin Schøyen, mais, selon Jens Braarvig, professeur à l’université d’Oslo et directeur du programme des publications universitaires, une très large partie de ces documents proviendrait de la région de Bamiyan. “Les rapports suggèrent qu’ils ont été découverts dans une grotte profonde creusée dans la falaise, à quelques kilomètres des deux bouddhas monumentaux, par des habitants de la région qui s’y étaient réfugiés pour échapper aux forces talibanes”, explique-t-il. C’est en 1996 que le premier groupe de manuscrits a été découvert. Après divers déboires, les découvreurs sont arrivés à Islamabad, au Pakistan. Là, les manuscrits sont passés entre les mains de différents marchands avant d’être achetés par le spécialiste londonien Sam Fogg, qui a vendu les cent huit fragments à Martin Schøyen. D’autres lots ont suivi, avec plus de pièces encore, souvent des centaines de feuillets et, parfois, le manuscrit complet. Au total, près de quinze lots distincts en provenance de Bamiyan ont été acquis par Martin Schøyen.
Le dernier arrivage
Le dernier arrivage de manuscrits a atteint l’Europe en juillet et, une fois encore, a rejoint la collection de ce dernier par l’entremise de Sam Fogg. Ces textes auraient été achetés par un intermédiaire il y a quelques mois à Bamiyan, mais il s’agit de petits fragments, ce qui suscite de nouvelles inquiétudes. En effet, depuis la chute des talibans, des talismans destinés à la vente, et comprenant chacun le fragment d’un texte ancien bouddhique, sont fabriqués à Bamiyan. Cette pratique nouvelle a non seulement provoqué une hausse des prix du marché des manuscrits, mais il apparaît également que des feuillets sont parfois coupés en plusieurs morceaux afin d’optimiser les profits pour le vendeur.
Au total, la bibliothèque Schøyen compte à présent huit manuscrits bouddhiques complets, plus de 5 000 feuillets et fragments de taille honorable provenant de 1 400 manuscrits différents, et enfin plus de 8 000 petits fragments. Les textes, rédigés sur des feuilles de palmier, de l’écorce de bouleau ou du vélin, sont majoritairement en sanskrit ; tout porte à croire qu’ils proviennent d’Inde et ont été apportés à Bamiyan par des pèlerins. Parmi eux figurent de nombreux textes bouddhiques jusqu’alors méconnus, ainsi que certains des textes sacrés les plus anciens du Mahayana à avoir survécu jusqu’à nos jours. Les manuscrits les plus anciens ont été datés de l’an 100 environ, d’où la comparaison avec les manuscrits de la mer Morte.
Selon Jens Braarvig, presque toutes les pièces bouddhiques détenues par Martin Schøyen proviennent de la bibliothèque d’un monastère proche de Bamiyan. Il pourrait s’agir du monastère de Mahasanghika, dont l’existence a été signalée par un voyageur chinois vers 633. Les textes couvrent une période qui s’étend sur six cents ans (de 100 à 700 environ), et la plupart des pièces de la collection sont des feuillets isolés, dont plusieurs sont endommagés. Il n’est donc pas impossible que la cache de manuscrits ait abrité des feuillets abîmés, qui auraient été copiés pour la grande bibliothèque du monastère. “Une fois les feuillets copiés, les originaux étaient peut-être ensevelis rituellement dans la grotte”, suggère Richard Salomon, professeur à l’université de l’État de Washington, à Seattle.
La controverse
Martin Schøyen a récemment annoncé son souhait de vendre l’ensemble de sa collection de 12 500 manuscrits provenant du monde entier, de préférence à l’État norvégien, pour la Bibliothèque nationale. La majorité des pièces de la bibliothèque Schøyen ne devrait pas poser de problèmes particuliers, mais le fait que les manuscrits bouddhiques aient été exportés illégalement d’Afghanistan a ouvert un débat passionné en Norvège. La bibliothèque Schøyen a insisté sur le fait que les manuscrits bouddhiques, à la différence de tous les autres, ne proviennent pas de collections anciennes, “mais [ils] ont été achetés pour échapper à la destruction, à la demande de bouddhistes et de chercheurs”. Vient ensuite la question de l’éventuelle restitution des manuscrits à l’Afghanistan, qui ne pourra être envisagée “qu’après leur publication, et si la paix, l’ordre, la tolérance religieuse et un environnement sûr ont été rétablis dans ce pays”. Mais à considérer l’histoire de l’Afghanistan, la bibliothèque Schøyen conclut que le pays “n’est pas l’endroit le plus sûr, ni le plus indiqué, pour accueillir ces manuscrits dans les années à venir”.
Bendik Rugaas, directeur de la Bibliothèque nationale de Norvège, a déjà accueilli avec enthousiasme l’offre de Martin Schøyen. Mais, même si la somme demandée est réunie, et la vente, conclue, celle-ci ne résoudra pas la question du sort des pièces bouddhiques. Bendik Rugaas serait heureux que les manuscrits restent à Oslo, mais John Herstad, directeur des Archives nationales, est favorable à leur restitution à l’Afghanistan dès que les conditions le permettront.
L’histoire des manuscrits bouddhiques soulève des questions très complexes. Jens Braarvig observe que la grotte de Bamiyan n’a pas fait l’objet d’études archéologiques. “D’un point de vue scientifique, le fait que le lieu précis de la découverte des manuscrits ne soit pas connu et que le site n’ait pas fait l’objet de fouilles sérieuses est déplorable, puisque les manuscrits sont ainsi privés de leur contexte”, explique-t-il. Au lieu de cela, les pilleurs locaux ont pu vider la grotte à loisir, tout en gardant secrète la source de leur trésor. Que se serait-il passé si ceux qui fuyaient les talibans, et ont trouvé refuge dans la grotte, n’avaient pu vendre leur butin ? Si les manuscrits, pièces fragiles, n’avaient pas eu de valeur commerciale, ils auraient tout simplement été jetés ou abandonnés, et exposés à la décomposition. Aucune autorité afghane n’aurait pu faire le nécessaire pour sauver le trésor. Le Musée de Kaboul avait déjà subi de graves dégâts et des pillages durant la guerre civile, bien avant la destruction délibérée opérée par les talibans au début de l’année dernière.
Si l’affaire Schøyen est si singulière, c’est parce qu’un collectionneur unique a fait l’acquisition de quasiment tous les objets réunis dans une cache dont la découverte est de prime importance, même si l’ensemble des objets a été divisé et expédié en plusieurs lots différents. De toute évidence, la situation aurait été encore plus dommageable si les feuillets et les fragments avaient été dispersés entre plusieurs collectionneurs privés. En effet, il serait alors devenu pratiquement impossible pour les chercheurs d’étudier ce matériel en tant qu’ensemble cohérent. Une chose, cependant, est incontestable : la générosité de Martin Schøyen, qui a toujours permis aux chercheurs d’accéder au matériel, et a encouragé la publication de leurs travaux. D’ailleurs, le premier volume consacré aux manuscrits bouddhiques a été publié à Oslo en 2000, et le second volume devait sortir dans le courant du mois de septembre. Huit autres volumes sont prévus pour les années à venir.
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L’avenir incertain de manuscrits bouddhistes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°155 du 27 septembre 2002, avec le titre suivant : L’avenir incertain de manuscrits bouddhistes