Issu de l’héritage antique, le jardin persan offre aux conquérants arabes du VIIe siècle une image terrestre du Paradis. De Tamerlan aux Grands Moghols, des Safavides aux Qâdjârs, ce modèle sans cesse réinventé survivra dans ses formes et dans ses usages aux vicissitudes de l’histoire. Un Eden perdu, à retrouver à Bagatelle jusqu’en juillet.
L’histoire du jardin en Iran naît à Pasargades, au milieu du VIe siècle avant Jésus-Christ, dans le palais de Cyrus, fondateur de la dynastie achéménide. Des architectures à portiques y dominaient de longues allées d’eau entrecoupées de bassins carrés en pierre taillée. Les successeurs de Cyrus et leurs satrapes partageront ce même goût pour les jardins réguliers, plantés de rangées d’arbres et d’arbustes odorants, qui deviendra une composante de la culture persane. Pour désigner ces jardins, les Grecs ont employé le mot paradeisos, adapté du terme persan pairi-daeza qui signifie « espace entouré d’un mur ». L’image, très ancienne au Proche Orient, d’un jardin idéal, séjour des dieux, s’incarne peu à peu dans les jardins royaux, paradis terrestre, écho du jardin éternel. Les grands parcs, utilisés surtout comme réserves de chasse et où étaient érigés des pavillons et les jardins intégrés dans l’architecture palatiale, ont en commun la protection contre l’extérieur ainsi que la présence de l’eau, d’allées et de bosquets d’arbres également parés d’une aura symbolique. L’idée de diviser un espace carré ou rectangulaire en quatre parterres par deux axes perpendiculaires, allées ou canaux, est probablement liée à l’antique croyance selon laquelle l’univers est séparé en quatre parties par quatre fleuves. Le principe du tchahâr bâgh, Quatre-Jardins, se manifeste ainsi des siècles avant l’Islam. Les peuples d’origine nomade qui submergent successivement l’Iran, Turcs et Mongols, adaptent le modèle du jardin à l’installation du campement royal, véritable palais mobile. Timur Lang « Tamerlan » (1370-1405) et ses descendants accroissent la taille de ce campement qui, désormais, de l’Asie centrale à l’Afghanistan, est établi selon un plan minutieux par des dessinateurs et des ingénieurs des eaux : le vaste espace protégé, carré ou rectangulaire, les portes monumentales, les tentes somptueuses plantées sur des parterres de trèfle, les trônes installés sur estrades et tapis forment un cadre idéal aux audiences, réceptions officielles et fêtes... en même temps qu’un merveilleux sujet pour les peintres. Certaines miniatures offrent l’éblouissante vision d’un printemps éternel. Maître d’une partie de l’Inde du Nord, l’empereur Babûr fonde en 1526 la dynastie des Grands Moghols, principal empire musulman du sous-continent jusqu’au début du XVIIIe siècle. Originaire d’Asie centrale, Babûr conserve la nostalgie des jardins de Samarkand et de Hérat et s’emploie à introduire un nouvel ordre esthétique dans ce territoire conquis. Du Pendjab et du Cachemire jusqu’au Deccan, tout le territoire moghol voit s’épanouir trois grands types de jardins qui ne sont pas sans liens les uns avec les autres : les vastes tchahâr bâgh hors les villes, les jardins funéraires, souvent les mieux conservés, et les jardins à l’intérieur des forts et des palais. Dans des sites soigneusement choisis, avec l’indispensable présence de l’eau, les jardins extérieurs étaient ceints de hauts murs qui les protégeaient de la jungle envahissante, du sable et de la poussière. Aménagés, à l’image des jardins de Shalimar à Lahore et à Srinagar, en une suite de terrasses traversées de cours d’eau cascadant entre les différents niveaux, les tchahâr bâgh des Moghols s’ornent de bassins, de fontaines et de pavillons ouverts, souvent situés sur une plate-forme en pierre au croisement de deux axes orthogonaux. Les « tombeaux jardins », mausolées impériaux, illustrent la grandiose architecture funéraire de l’Inde moghole. L’architecture a pris sa place dans le jardin, le jardin prend la sienne au cœur de l’architecture. A Lahore, à Delhi et à Agra, les fleurs s’imposent dans les jardins de pierre et d’eau des zenâna (les harems) et des espaces publics. Dans les tchahâr bâgh, des allées remplacent les passerelles reliant la plate-forme centrale aux côtés. Les constructions de Shâh Jahân dans le Fort Rouge de Delhi offrent l’illustration la plus poussée de ce processus. L’ensemble du palais y est conçu comme un jardin : hautes terrasses le long du fleuve, tchahâr bâgh planté, pavillons aux colonnes en forme de cyprès, aux murs incrustés de fleurs en pierres dures.
Le zenâna, où demeurent les femmes de la maison princière, occupe un espace important dans la partie la plus privée des forts et des palais. Réservé au souverain, l’accès aux appartements qui abritent la reine mère, les épouses, les concubines, les servantes et les jeunes enfants est sévèrement contrôlé. Gardes armés devant les portes, eunuques, intendantes et gardiennes font respecter le purdah, l’ancienne coutume de réclusion des femmes de la cour. Hindoues ou musulmanes, ces femmes, qui ne jouent aucun rôle officiel, passent l’essentiel de leur existence confinées dans le zenâna. L’architecture, avec ses pavillons ouverts sur des cours et des jardins intérieurs, ménage à ce monde clos des respirations, des illusions de liberté. La nature est présente : lointain panorama de collines, fleuve contemplé d’une haute terrasse protégée des regards, bassin et plates-bandes fleuries. Dès la fin du règne de l’empereur Akbar, les femmes saisies dans l’intimité du zenâna font leur apparition dans les miniatures. Bien évidemment, les peintres ne sont pas autorisés à pénétrer dans ce monde clos et le visage de ces femmes leur est inconnu. Un de leurs sujets favoris est pourtant la représentation du couple princier debout, assis ou allongé, appuyé sur de moelleux coussins, dans un pavillon ouvert sur le jardin ou sur une terrasse dominant un fleuve ou un bassin. La vie quotidienne des femmes du zenâna, objet de tous les fantasmes, est illustrée dans ses détails les plus prosaïques, la toilette, le repas, l’usage du hookah ou la préparation du lit.
Un lieu de délectation
Lorsque, au tout début du XVIe siècle, les Safavides (1501-1732) succèdent aux Timurides, les structures et les agréments du jardin, expression matérielle du paradis, demeurent ce qu’ils étaient aux premiers temps. Toutes les occupations publiques ou privées liées au séjour dans le jardin sont représentées. Les scènes de réceptions offertes à des notables, de fêtes données à l’occasion d’une circoncision, d’un mariage ou au retour d’une chasse, sont associées à de somptueux repas, généralement accompagnés de musique et de danse. Le prince préside une assemblée plus ou moins nombreuse, assis sur un trône ou sur un tapis, à l’entrée de son pavillon ou en quelque endroit agréable du jardin, parfois au verger. Ruisseau bordé d’herbe, bassin alimenté par deux petits canaux ou grand miroir liquide, l’eau est toujours présente. L’eau pure, parfumée de fleurs ou d’épices, les sirops de fruit, le lait, le thé et le café sont des boissons quotidiennes. Bien que frappé des interdits religieux sur les boissons fermentées, le vin fut de tout temps consommé dans les banquets princiers.
Clos sur lui-même, le jardin dans lequel règne l’harmonie de l’ordre divin est, pour le Persan, un lieu de délectation et non d’action. Il est sous le ciel, « arche de turquoise », parmi les pins et les platanes, les cyprès qu’enlacent des arbres fruitiers en fleurs, les lentisques et les myrtes odorants, le basilic et le thym. La ville de Chiraz était célèbre pour ses roses et son art de la distillation. Un accueil raffiné des hôtes ne se concevait pas sans aspersion à l’eau de rose. De nombreux aspersoirs étaient fabriqués à Chiraz, alors réputée pour ses verreries. Leur forme élégante, allongée avec un col torsadé et une embouchure diversement travaillée, persistera après l’époque sa favide.
En 1598, Shâh‘Abbâs Ier transfère sa capitale à Isfahan. La ville toute entière devient jardin. Le plan d’urbanisme de la nouvelle cité intègre la nature dans des espaces architecturaux grandioses, en grande partie situés entre la ville ancienne et la rivière. Un des jardins royaux, celui des Mille-Arpents, s’étend cependant bien au-delà de cette rivière, dans le prolongement d’une large avenue plantée, le Tchahâr Bâgh. Long de trois kilomètres, le Tchahâr Bâgh prend naissance au niveau du pavillon royal de Tchehel Sutun (des Quarante-Colonnes). Sur chacune des rives du canal traversant des bassins aux bordures d’onyx poussent deux rangées de platanes, des arbrisseaux et des fleurs. De part et d’autre du Tchahâr Bâgh s’étendent des jardins luxuriants aux noms poétiques de jardin des Rossignols, des Mûriers, de l’Ame. On y pénètre par un portail surmonté d’un petit salon. Une architecture ouverte sur l’extérieur se niche parmi les frondaisons, les arbres fruitiers et les parterres tapissés de trèfle. Dans les jardins royaux se succédent des kiosques (aux Miroirs, des Huit-Paradis) qui abritent parfois un bassin avec des jeux d’eau. Largement ouverts sur des perspectives herbeuses ombragées d’ormes et de frênes, ces pavillons sont décorés de panneaux de céramique vivement colorée, ornés de scènes de genre situées, encore et toujours, dans des jardins. Les jardins du Tchehel Sutun sont contigus à ceux du palais royal de ‘Alî Kapu, la Haute-Porte. La façade de ce palais ouvre par un haut talar sur la Place Royale, point focal de l’empire, six fois plus étendue que la place des Vosges à Paris, sa contemporaine. Trois autres édifices prestigieux, la mosquée du Shâh, celle de Sheikh Loftallah et l’entrée monumentale du Bazar royal, se dressent sur la place, lieu de multiples activités. Leur manteau de céramique à décor d’arabesques fleuries fait écho aux parterres des jardins voisins. Shâh Abbâs a créé d’autres rapports entre le jardin et la cité, mais l’Iran n’abandonne pas pour autant sa tradition des jardins clos. Il s’en développe de nouveaux sur les rives de la mer Caspienne ou dans des villes comme Chiraz et Kashan, parmi lesquels le toujours célèbre Bagh-i Fîn. On trouve également des jardins intérieurs dans des mosquées, des madrasas et des caravansérails. Les dynasties Zand et Qâdjâr succédèrent à celle des Safavides, sous lesquels le pays s’était ouvert aux Européens, marchands et missionnaires. Les artistes iraniens avaient alors commencé à s’intéresser à certains aspects de l’art occidental, notamment aux représentations végétales dont ils ont eu connaissance grâce aux gravures. Le thème floral deviendra par la suite un des thèmes dominants de la peinture persane. Il y eut des « peintres de fleurs », tel Muhammad Hâdi, « l’artiste le plus considéré de la Perse ». Au XIXe siècle, les contacts avec l’Occident se multiplient. Le souverain Nâsir al-Dîn Shâh (1848-1896) se rend à diverses reprises à Paris et des Français parcourent l’Iran. Une œuvre de Jules Laurens, Le Jardin de la mission française à Téhéran (collection Ziai-Gharagozlu), montre un jardin privé de la capitale des Qâdjârs, un parmi tant d’autres qui furent créés ou restaurés à cette époque.
- PARIS, Trianon de Bagatelle et Galerie côté Seine, bois de Boulogne, tél. 01 45 01 20 10, 30 mars-1er juillet. A lire, notre hors-série, 20 p., 35 F.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Jardins persans échos du Paradis
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°526 du 1 mai 2001, avec le titre suivant : Jardins persans échos du Paradis