PARIS
Né dans la foulée de Mai 68 et de nouvelles attentes sociales, le Centre Pompidou est conçu à la fois comme un lieu patrimonial et vivant, mais aussi un lieu de réflexion critique sur la modernité ouvert sur la ville, qui ambitionne de changer le rapport à la culture. Du jamais vu à l’époque.
« C’est bien, mais ça va faire crier ! », se serait exclamé Georges Pompidou en découvrant le projet retenu par le jury pour le centre national d’art et de culture. Le président de la République avait eu le nez creux ; le projet engendra une polémique virulente, comme la capitale n’en avait pas connu depuis l’érection de la tour Eiffel. Hangar de l’art, raffinerie, usine à gaz ou encore Notre-Dame des Tuyaux… Les multiples sobriquets dont il fut affublé témoignent de sa réception hostile par une partie de l’opinion. Un rejet dû autant au caractère futuriste de l’édifice qu’à la conception radicalement nouvelle de la culture qu’il induit.
Pour redonner à Paris sa place de leader de l’art actuel, l’homme d’État imagine, en effet, un équipement d’un genre inédit « qui soit à la fois musée et centre de création, où les arts plastiques voisineraient avec la musique, le cinéma, les livres, la recherche audiovisuelle ». Cette structure est fomentée comme une rupture totale avec le strict cloisonnement académique en vigueur depuis le XIXe siècle. Rupture d’autant plus forte qu’elle fait du contemporain l’épine dorsale de ce lieu hybride réunissant sous un même toit une grande bibliothèque de lecture publique, un musée, un centre de création musicale, un cinéma, mais aussi des espaces de débat et de friction avec la création la plus actuelle.
La convergence des utopies
Le décloisonnement des activités et l’encouragement de la création ne sont pourtant pas des idées neuves. Leurs racines sont à chercher chez les avant-gardes historiques, et plus particulièrement le Bauhaus dont la synthèse des arts est la pierre d’achoppement. La filiation avec ce mouvement révolutionnaire est d’ailleurs revendiquée par le recours à une architecture en verre qui incarne les utopies de transparence, de fluidité, d’échange et de communication. Communication espérée autant entre les arts, qu’entre l’art et le public et les différentes classes sociales. Les fameux plateaux libres du Centre, extraordinairement modulables, deviennent l’emblème de cette pluridisciplinarité idéale et irénique. Le mariage d’institutions plurielles ne se fit pourtant pas sans heurt, à l’image du déménagement tendu des collections du Musée national d’art moderne.
Ce mariage intervient également à une période charnière de l’évolution des établissements culturels bouleversés à la fois par l’essor de la consommation de masse, l’avènement de l’ère des loisirs, l’utopie structuraliste et la remise en cause du musée par les intellectuels dans le sillage de Mai 68. Si certains prêchent carrément la mort de cette institution jugée obsolète, d’autres prônent une refonte totale des politiques culturelles intégrant réellement le peuple et offrant des structures idoines aux pratiques contemporaines. « Ce dont nous ne voulons plus à coup sûr, c’est du musée-monument », écrit le commissaire Harald Szeemann qui souhaite au contraire « une structure spatiale aussi flexible qu’il se pourra […] permettant la réalisation de tous les projets des artistes et autres collaborateurs éventuels ». Par ailleurs, pour répondre à la profonde crise culturelle qu’a révélée Mai 68, les politiques comprennent qu’il faut forger des lieux en phase avec leurs utilisateurs. En 1969, le VIe Plan souligne que « l’État a sous-estimé les nouvelles dimensions sociales du développement culturel ».
En 1975, la loi portant création du Cnac martèle d’ailleurs son ambition de démocratisation culturelle. « Cet établissement public favorise la création des œuvres d’art et de l’esprit. Il contribue à l’enrichissement du patrimoine culturel de la nation, à l’information et à la communication sociale. » Chose inédite, le Centre est donc à la fois un lieu patrimonial et contemporain, mais aussi un lieu de réflexion critique sur la modernité. Fer de lance de cet état d’esprit radical, le centre de création industrielle agissait ainsi en observatoire des objets, des pratiques et des usages culturels. Au-delà de ce département, c’est une succession effrénée de débats, revues, expositions qui rythment la vie du Centre. Jamais la recherche n’avait à ce point intégré une structure culturelle. Les intellectuels en vue de l’époque – Lyotard, Stiegler – participent d’ailleurs activement à la programmation.
« Entre Times Square et le British Museum »
Manifeste de cette utopie pluridisciplinaire, l’architecture ouverte du Centre est aussi une tentative de démocratiser la culture, de la désacraliser afin de concrétiser le rêve des avant-gardes : réconcilier l’art et la vie. Il faut imaginer ce qu’était le musée avant le Centre : un sanctuaire, un endroit compassé, réservé au public averti et à la visite extrêmement ritualisée. Bref, un carcan à faire voler en éclat pour Pontus Hultén, le premier directeur du MNAM. Le Suédois imagine « un grand lieu vivant et ouvert, pour donner ainsi au public une image de la relation avec la culture plus riche et variée que ce qui lui est offert présentement ». L’ambition est sans ambages, il s’agit ni plus ni moins de transformer le rapport au musée et à la culture. Et cette mutation doit en premier lieu s’opérer sur le terrain de l’architecture.
Le Centre sera donc une grande machine à décomplexer et sa structure ludique, accueillante et conviviale ; en somme, l’exact contre-pied de la conception traditionnelle du musée. « La culture est statique et reste le privilège de l’élite ; notre problème est de la rendre vivante », résument les architectes de Beaubourg, Renzo Piano et Richard Rogers. Ils pensent leur écrin avec une bonne dose d’irrévérence et de fantaisie à l’image des entrailles techniques exhibées, de l’escalier mécanique et de la mythique façade animée. Initialement, elle devait effectivement comporter des écrans « présentant aussi bien les dernières nouvelles que des œuvres d’art […]. Il s’agissait d’un compromis entre un Times Square informatisé et le British Museum. » Tout est fait pour que le visiteur se sente à l’aise, l’accès au Centre est rendu le plus naturel possible. Il est largement ouvert sur la ville, la cité se projette sur ses parois de verre et la place aménagée devant le Centre crée un lien organique entre la ville et le Cnac. Aucun porche ne marque la séparation entre les deux univers, mais des portes transparentes.
À l’origine, les concepteurs voulaient même laisser le forum complètement ouvert comme un hall de gare ! À l’intérieur, pas de rupture avec la cité et l’on retrouve un café, une boutique, un bureau de poste mais, aussi des propositions artistiques. D’emblée, l’accent est mis sur l’expérience plutôt que sur le savoir, sur la profusion d’activités au détriment de la relation quasi mystique avec les chefs-d’œuvre. Du jamais vu ! Comme l’ouverture jusqu’à 22 h et la gratuité de plusieurs espaces. Tous ces éléments conjugués à la surabondance de l’offre ont rapidement entraîné la comparaison avec l’une des icônes des Trente Glorieuses : le supermarché. Leur cible est d’ailleurs la même, la « foule anonyme et curieuse ». Et la foule répond présent : l’année de son inauguration, 25 000 personnes s’y ruent chaque jour. Là encore du jamais vu.
Un laboratoire de l’art moderne
Ce raz-de-marée ne doit rien au hasard. Tout a été calculé pour que l’alchimie fonctionne, pour que le plus grand nombre se l’approprie. Alors que la muséologie est en pleine révolution, le Centre est le premier établissement à exploiter systématiquement cette discipline. Il est même le premier à mettre en place une politique sérieuse des publics, dotée de son propre département dès la préfiguration, et à miser sur la fidélisation, notamment avec le célèbre laissez-passer. L’étude du public permet de calibrer la programmation pour répondre aux attentes et notamment de mettre en place de nouveaux outils, devenus extrêmement banals aujourd’hui, mais impensables quelques années auparavant. Des médiateurs au ton plus familier que les guides classiques accueillent par exemple le visiteur tandis que les enfants bénéficient d’un lieu spécifique, un atelier pensé pour susciter leur réception à l’art et leur créativité. Véritable laboratoire, le Centre réfléchit aussi aux modalités de présentation pour familiariser enfin les Français avec l’art de leur temps. Là encore, c’est un contre-modèle que le Centre invente. Pour abolir l’image snob dont souffre l’art moderne, et qui est alors véhiculée par les temples modernistes que sont le MoMA ou le Guggenheim, Beaubourg parie massivement sur la désacralisation et la pédagogie. Ses premières grandes expositions, la saga des « Paris-New York, Berlin, Moscou », affichent une vision absolument novatrice. D’une grande originalité dans leur propos, elles sont également un outil précieux pour vulgariser l’histoire des grands mouvements en remettant, par exemple, les œuvres dans leur contexte par des reconstitutions.
Et le succès est au rendez-vous, progressivement les expositions d’art moderne deviennent des grands-messes. La dimension événementielle motive aussi une forme nouvelle d’adresse au public : le rapport direct à l’artiste. Le Centre met en effet le créateur à son cœur. Le forum est ainsi régulièrement investi par des artistes qui y créent une œuvre spécifique et participative. Tinguely y gare son train fantôme en 1977 (Crocrodrome de Zig et Puce) et, deux ans plus tard, Dalí y orchestre une « Kermesse héroïque ».
Un modèle international
Imaginerait-on aujourd’hui un musée d’envergure qui ne propose pas, outre une collection et des expositions, des projections de films, des spectacles, des débats, un centre de documentation, des espaces de convivialité et des services pédagogiques ? Difficilement ! Pourtant, l’idée qu’un musée offre de nombreux services et soit le théâtre d’une politique événementielle soutenue n’allait pas de soi il y a encore 40 ans. Véritable rupture idéologique, la création du Centre Pompidou a imposé la pluridisciplinarité et la démocratisation comme des piliers essentiels.
Premier grand établissement culturel de la Ve République, le Centre a fait souffler un vent nouveau sur les musées français. Sa construction a lancé la politique de grands travaux et instauré un canon pour les nouveaux équipements et les innombrables opérations de rénovation. Pour réitérer le succès phénoménal du Cnac, de nombreuses personnalités phares du Centre ont d’ailleurs été sollicitées par d’autres structures : Pierre Boulez a ainsi impulsé une dynamique vertueuse à la Cité de la musique et Françoise Cachin a joué un rôle décisif dans les débuts du Musée d’Orsay.
Certains départements ont fait école immédiatement, comme le révolutionnaire atelier des enfants qui a conduit à l’ouverture du Musée en herbe et à la création, dès 1977, de plusieurs ateliers pour le jeune public dans de grands établissements. Certains lieux affichent même un air de famille sans équivoque avec leur inspirateur. La parenté est par exemple limpide avec la Cité des sciences et de l’industrie, et plus encore avec le Carré d’art de Nîmes, un bâtiment à la modernité provocante, réalisé par un architecte étranger, dans le cœur historique d’une ville patrimoniale. Proximité d’autant plus flagrante que cette châsse de verre héberge, à côté d’un musée, un centre de documentation et qu’il est l’écrin de fréquentes manifestations.
Modèle pour les musées de l’Hexagone, le Centre a aussi largement essaimé au-delà des frontières. De nombreuses structures ont en effet repris des éléments signatures du Centre, et son héritier le plus flagrant est assurément la Tate Modern à Londres. Si le Centre jouait sur sa ressemblance formelle avec une usine, son homologue britannique s’est littéralement implantée dans un ancien édifice industriel. Conceptuellement, l’établissement puise copieusement dans la philosophie du Centre : ouverture, démocratisation et présence des artistes.
Les modalités souvent iconoclastes et décomplexées de la présentation de la collection ne sont pas, non plus, sans rappeler les premiers accrochages parisiens. Sans même évoquer le célèbre Turbine Hall qui réactive l’idée originelle du Forum, conçu comme une vaste fosse dédiée au brassage des visiteurs et aux interventions artistiques. Ses cartes blanches, souvent ludiques et participatives, sont parfois même des clins d’œil involontaires au Centre. Ainsi l’iconoclaste Test Site de Carsten Höller (2006) apparaît comme le digne descendant du Toboggan installé devant le Centre par Bernhard Luginbühl en 1977 !
de 102 000 000
de visites depuis 1977
325
expositions temporaires
840 662
visiteurs, c’est le record de fréquentation pour l’exposition Dalí en 1979
120 000
œuvres dans les collections du MNAM
219
marches dans la chenille
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Il y a 40 ans, l’utopie Beaubourg
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Abonnez-vous dès 1 €Week-end de festivités au Centre Pompidou les 4 et 5 février 2017. Place Georges-Pompidou, Paris-4e. www.centrepompidou.fr
« SoixanteDixSept, Quand Rossellini filmait Beaubourg », du 11 mars au 16 juillet 2017. Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson, allée de Ferme, Noisiel (77). lafermedubuisson.com
Légende Photo :
Le Centre Pompidou vu de la piazza. © Photo : Manuel Braun
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Il y a 40 ans, l’utopie Beaubourg