Comment l’art vint-il aux hommes ? Et pourquoi ? Ces questions taraudent les historiens et les scientifiques. Si elles restent – et resteront sans doute – sans réponses définitives, des spécialistes formulent des hypothèses. Éléments de réflexion à l’occasion de l’ouverture de Lascaux IV.
Un ours noir dissimulé sous un taureau, des vaches rouges, des chevaux courant, un bovidé qui tombe, un autre cheval renversé, des cerfs nageant, des bisons adossés l’un à l’autre, des félins, un homme blessé… Quelle histoire racontent ces fresques ? Peintes il y a 18 000 ou 17 000 ans sur les parois de la grotte de Lascaux, dans le Périgord, elles continuent d’interroger les scientifiques – même si certains d’entre eux préfèrent éluder la question du « pourquoi ? », tant il leur semble périlleux d’y répondre. Reste que ce mystère de la naissance de l’art nous fascine. Lascaux IV, quatrième réplique de la grotte de Lascaux, inaugurée en décembre 2016, attend 400 000 visiteurs par an.
Le mois précédent son ouverture, en novembre, paraissait aux éditions Liber l’ouvrage du sociologue et essayiste Alain Médam, L’Aube des signes : l’auteur y examine comment l’émergence de l’inutile arrache l’Homo sapiens aux limites de sa condition animale. Au Bundeskunstalle de Bonn, l’exposition « Une brève histoire de l’humanité », adaptée du livre best-seller de l’historien Yuval Noah Harari, met quant à elle en scène les mécanismes qui auraient permis aux Homo sapiens de dominer le vivant, il y a 40 000 ans. Son propos ? Grâce à leur capacité à créer des fictions et des croyances – dont l’art paléolithique serait une manifestation –, nos ancêtres ont pu se fédérer pour conquérir la planète et fonder royaumes et cités. Comme si l’émergence de l’art était une condition de la naissance de l’homme moderne…
Homo sapiens, le seul survivant
De fait, rien, dans notre système nerveux, ne nous distingue de l’Homo sapiens qui peignait dans les grottes : nos ancêtres possédaient les mêmes facultés d’abstraction et de synthèse que nous. Même sur le plan physique, « si l’un d’eux finissait dans une morgue aujourd’hui, le pathologiste ne remarquerait rien de particulier », écrit Yuval Noah Harari dans son Sapiens, une brève histoire de l’humanité [Albin Michel]. Apparu il y a environ 200 000 ans en Afrique, l’Homo sapiens s’est progressivement dispersé sur la planète, gagnant l’Australie par les mers il y a 45 000 ans et l’Amérique par le pôle Nord, en 14 000 avant notre ère. Il y a 100 000 ans, la Terre était habitée par au moins six espèces d’hominidés, comme les Néandertaliens ou l’Homo erectus. Mais « les Sapiens n’étaient pas plutôt arrivés quelque part que la population indigène s’éteignait », constate Yuval Noah Harari.
Ainsi, à partir de 10 000 environ avant notre ère, les seuls Homo sapiens représentent l’humanité tout entière. Ont-ils partiellement éradiqué les autres espèces humaines en s’accaparant leur nourriture dans un climat en mutation qui la rendait plus rare? Ou bien par les armes ? Ont-ils encore partiellement assimilé ces autres espèces d’hommes dans leur propre lignée, comme le suggère l’ADN actuel des populations non africaines, qui contient 1 à 4 % des gènes de Néandertal ? Les scientifiques continuent d’étudier ces questions. Avec pour le moins une certitude sur le facteur déterminant de cette ascension fulgurante de notre espèce : une « révolution cognitive » survenue dans le cerveau d’Homo sapiens entre 70 000 et 40 000 avant notre ère.
Avant Sapiens, de l’art ?
Or, à cette même époque, alors que Sapiens arrive en Europe, semble s’être produite une véritable explosion artistique. Un big bang ? Pas tout à fait cependant. « Je ne pense pas qu’il y ait une éclosion de l’art avec Sapiens. En Israël, par exemple, on a trouvé un objet qui pourrait être une petite statuette : deux boules l’une sur l’autre, séparées par un sillon que l’on interprète comme un cou… Elle serait vieille de 250 000 ans, c’est-à-dire antérieure à Sapiens… », nuance le spécialiste de l’art pariétal Jean Clottes, auteur de Pourquoi l’art préhistorique ? [Gallimard] et membre du conseil scientifique de Lascaux IV.
Dans la grotte de Bruniquel, dans le Tarn-et-Garonne, aujourd’hui datée de 176 000 ans, des stalagmites ont été cassées et empilées par des Néandertaliens pour constituer deux ovales. Ou encore, en Afrique du Sud, dans le gisement de Diepkloof, ont été retrouvées des coquilles d’œufs d’autruche gravées vieilles de 60 000 ans. Mode d’expression symbolique ou marque d’une sensibilité à la beauté ? Les deux sans doute. L’Homo erectus lui-même, dont on a retrouvé des bifaces – silex sculptés – remontant à plus d’un million et demi d’années, aurait été sensible à l’harmonie et à la symétrie.
Et pourtant, pas une seule trace de peinture antérieure à l’Homo sapiens ne nous est parvenue. Et à l’inverse, on en trouve partout où sa présence est attestée. Il y a 40 000 ans au moins, donc, nos ancêtres ont commencé à pénétrer dans des grottes inhospitalières pour dessiner, munis de torches et de pigments – et ils le feront jusqu’à quitter leur condition de chasseurs-cueilleurs, à la faveur de la révolution agricole, il y a 12 000 ans.
Dans la grotte de Gargas, dans les Hautes-Pyrénées, il faut ramper une quinzaine de mètres pour découvrir une main négative, de même qu’à Chauvet il faut avoir avancé à quatre pattes avant de contempler trois ours rouges… Les raisons de ces fresques ? « Certainement pas le simple plaisir de décorer des cavernes peu accessibles », insiste le sociologue Alain Médam, auteur de L’Aube des signes. L’art pariétal n’est pas descriptif : de fait, pendant 25 000 ans, quelle que soit la région du monde où Sapiens peint, les fresques se ressemblent de façon troublante. Même si des styles se distinguent peu à peu, même si les sujets représentés peuvent évoluer d’un site à l’autre, partout, pendant des milliers d’années, ce sont les mêmes grands vertébrés, félins, chevaux, cervidés ou bovidés, qui ornent les murs. Pas de soleil ou de lune, pas d’arbres, de buissons ou de rivières. Pas de petits animaux non plus, ces renards ou lapins chassés par l’homme dont les restes ont été exhumés des couches archéologiques, ni d’insectes. Les hommes eux-mêmes ne sont figurés que de façon exceptionnelle. « Si une telle pratique a pu se perpétuer sur une durée aussi longue, c’est grâce à un système très structuré de transmission de croyances et de mythes : une religion », éclaire Jean Clottes.
Une hypothèse : des pratiques chamaniques
Ces questionnements sur la vie, auxquels répondent les religions, pourraient avoir émergé avec les migrations de Sapiens, partis d’Afrique pour la première fois il y a environ 70 000 ans jusqu’au Moyen-Orient, puis en Europe et en Asie de l’Est, où ils arrivèrent il y a environ 45 000 ans. « Dès lors qu’ils se déplacent, les hommes se posent la question de ce qui se situe plus loin dans l’espace, de ce qui adviendra de nouveau dans le temps… Ils s’interrogent alors aussi sur l’au-delà de la vie. En témoignent les premières sépultures, il y a environ 100 000 ans, qui traduisent la croyance en une autre vie », interprète Alain Médam.
Or, partout dans le monde, les espaces souterrains sont perçus comme le royaume des esprits ou des morts. Pendant 25 000 ans, les hommes vont ainsi peindre au plus profond de grottes inhabitées, passant comme d’un monde à l’autre, de la lumière à l’obscurité. « Mon hypothèse est que cette pratique était chamanique. À Chauvet, les plus belles représentations sont celles qui se trouvent tout au fond de la grotte. L’analogie avec le voyage chamanique, où certaines personnes entrent en contact avec les esprits, semble très forte », observe Jean Clottes. Ainsi, quand ils apposaient leurs mains sur les parois, et soufflaient sur elles des pigments, celles-ci pouvaient sembler se fondre et pénétrer dans ces parois, comme pour entrer en contact avec les esprits. Et, dans le creux d’un rocher où ils auraient distingué à la lumière vacillante des torches une forme de cheval, de bison, d’ours, les chamanes auraient vu un esprit prêt à sortir et l’auraient dessiné, complété, entrant en contact avec lui…
Est-ce de l’art ? À voir. « Sans doute n’y avait-il pas de notion de beauté : mais il fallait rendre l’animal-esprit aussi présent, aussi réel que possible », avance Alain Médam. « Pour ceci, il est probable que des maîtres aient dû transmettre leur savoir-faire à des élèves. » Ainsi, des groupes se seraient fédérés autour des chamanes-artistes, qui auraient assuré la transmission du savoir-faire à leurs apprentis, tout en diffusant les mythes à l’ensemble des Homo sapiens, pour lesquels ils entraient en contact avec les esprits. La grotte de Lascaux, par son caractère monumental, peut laisser penser qu’elle servait de cadre à des cérémonies publiques. L’homme moderne est bel et bien né. En 10 000 avant notre ère, se produira un autre bouleversement radical : la révolution agricole. Bientôt, l’homme entrera dans l’Histoire… et celle de l’art se mettra en branle.
Jusqu’au 26 mars 2017. Bundeskunsthalle, Friedrich-Ebert-Allee 4, Bonn (Allemagne). Ouvert le mardi et mercredi de 10 h à 21 h, du jeudi au dimanche de 10 h à 19 h. Tarifs : 5 à 10 €. Commissaire : Tania Coen-Uzzielli. www.bundeskunsthalle.de
Alain Médam, L’Aube des signes. Préhistoire et naissance de l’homme, éditions Liber, 160 p., 17 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Et l’homme créa l’art