Les chantiers de Ramsès II, pharaon-bâtisseur

Entretien avec Christian Leblanc

Christian Leblanc fait le point sur les recherches menées dans la tombe du roi et au Ramesseum

Le Journal des Arts

Le 19 février 1999 - 2205 mots

Après avoir travaillé pendant de nombreuses années dans la Vallée des Reines, où il a plus particulièrement étudié la famille de Ramsès II – Touy, la mère du pharaon, et certaines de ses filles et épouses –, Christian Leblanc dirige aujourd’hui la mission archéologique française du CNRS à Thèbes Ouest. Il y a repris l’étude systématique de la tombe de Ramsès II (1279-1213 av. J.-C.) et du Ramesseum, le « temple de millions d’années » voué au culte royal. À l’occasion de l’exposition-dossier que consacre le Musée du Louvre à ses fouilles, il fait le point sur les résultats obtenus lors de ces recherches : le dégagement de la tombe, la découverte du décor sculpté et du sarcophage...

La tombe de Ramsès II n’avait pas été étudiée depuis des décennies.
Lorsque Howard Carter, le découvreur de la tombe de Toutankhamon, a quitté la Vallée des Rois, la tombe de Ramsès II n’était pas dégagée. Seuls les corridors l’étaient. Quand j’ai vu son état de délabrement, il y a vingt ans, j’étais convaincu qu’elle était vouée à une ruine irrémédiable et qu’on ne pourrait jamais rien faire. On comprend que personne n’ait voulu entreprendre son dégagement. Dans le cadre d’un partenariat entre le CNRS et le Laboratoire des Ponts et Chaussées, nous avons eu l’occasion de revoir la question en 1991. Quand nous avons obtenu la concession de la tombe et du Ramesseum, il était hors de question de s’engager dans une fouille archéologique si nous ne pouvions, auparavant, envisager une opération de confortement. Elle a pu être menée grâce au concours d’Elf-Aquitaine, et la première campagne de fouilles a eu lieu en 1993. Nous en sommes aujourd’hui à la sixième : toute l’antichambre et toute la salle du sarcophage ont été dégagées, ainsi qu’une partie des annexes. Mais j’aurais encore besoin de quatre ou cinq campagnes pour terminer le travail.

Avez-vous découvert du mobilier funéraire en déblayant la salle du sarcophage ?
L’avantage de reprendre l’étude systématique de la tombe permet déjà de retrouver l’architecture et la décoration. Aujourd’hui, toute l’iconographie de la tombe, tirée de divers recueils bien connus – le Livre des Portes, le Livre des Morts, le Rituel de l’ouverture de la bouche... –, est identifiée. On retrouve petit à petit des vestiges qui nous apportent des précisions sur son contenu, à commencer par le sarcophage. Il est en grande partie dans la tombe, mais il a été cassé. J’ai déjà retrouvé près de 450 morceaux de ce sarcophage en calcite, décoré intérieurement et extérieurement d’après le Livre des Portes. Il était comparable à celui de Séthi Ier conservé au John Soane’s Museum, à Londres. J’ai également réuni des éléments d’un lit funéraire en calcaire, décoré de deux belles têtes de guépard, sur lequel il était posé. J’ai par ailleurs retrouvé l’emplacement du réceptacle aux canopes, en calcite, placé dans une petite fosse, comme dans la tombe d’Aménophis III et de Thoutmosis Ier. Il y avait aussi des chaouabti [statuettes funéraires] ; l’un d’entre eux, en anhydrite bleu, est très rare, car on ne connaît pas de gisement de ce matériau en Égypte. S’y ajoutent de nombreux éléments de poterie, des jarres dont les inscriptions donnent le contenu – du vin, de la graisse, des parfums... – ainsi que des vases en calcaire ou en calcite.

Le décor sculpté en relief est-il présent sur toutes les parois ?
La tombe a été entièrement achevée. On retrouve sur toutes les parois des traces de textes, de décor et de couleur. La sépulture a été mise en chantier très vite, en l’an 2 du règne, et dix à douze ans ont été nécessaires à son achèvement. Les corps de métier se succèdent : quand les tailleurs de pierre entament le deuxième corridor, les dessinateurs et les sculpteurs entrent en action dans le premier. Tout le décor est entièrement en vrai relief, sur support calcaire ou sur enduit – alors qu’après le règne de Ramsès II, les tombes royales mêleront vrai relief et relief en creux, avant que ce dernier ne devienne systématique. Cette tombe est une charnière pour le décor des sépultures royales.

C’est à la même époque qu’est mis en chantier le Ramesseum.
Ce sont les deux chantiers prioritaires, la tombe royale et le “temple de millions d’années”, à côté d’autres programmes comme l’achèvement du temple de millions d’années de son père à Gourna, ou l’adjonction d’une cour avec un pylône au temple bâti par Aménophis III, à Louxor. Il fallait également compléter la salle hypostyle de Karnak entreprise par Séthi Ier ; ce temple d’Amon, à Karnak, a une importance particulière, car Ramsès se présente comme le fils d’Amon.

Le type architectural du “temple de millions d’années” apparaît-il au Nouvel Empire (vers 1550-1069 av. J.-C.) ?
Il prend peut-être ses sources au Moyen Empire [vers 2033-1710 av. J.-C.], mais son existence est parfaitement attestée au Nouvel Empire. Il a souvent été confondu avec un temple funéraire, et l’intérêt des recherches au Ramesseum est de mieux déterminer sa nature. Les piliers osiriaques, dans les cours du Ramesseum, ont été interprétés un peu rapidement comme une image funéraire du roi. Or, un monument doit être étudié dans sa globalité. En faisant une analyse plus systématique de l’architecture et du décor, on s’aperçoit que ce ne sont pas des images funéraires. En fait, les représentations de roi enveloppé dans une gaine (le prétendu “pilier osiriaque”) sont très souvent associées à des colonnes dont les chapiteaux sont en forme de bouton, ce qui paraît quand même contradictoire. Là, l’architecture a voulu mettre en parallèle des concepts identiques ; il y a une valeur correspondante entre l’élément végétal et l’humain. À l’image du végétal à un stade primaire de sa vie, correspond celle du roi dans sa chrysalide, c’est une évocation du roi à l’état placentaire. On ne peut plus parler de temple funéraire. C’est la même chose au temple de Ramsès III à Medinet Habou.
Le temple égyptien est une recréation du monde. Depuis le sanctuaire jusqu’au premier pylône, il y a tout un périple qu’il faut reconstituer à travers l’architecture et le décor. Des thèmes bien précis – politique, culturel, familial et militaire – apparaissent dans le contexte de ces temples de millions d’années. Ces quatre thèmes convergent vers un concept de stabilité, d’équilibre, d’harmonie sans lesquelles l’Égypte ne peut exister. L’ancien Égyptien a toujours eu cette hantise d’un retour au chaos primordial, à l’incréé. Or, pour l’éviter, il faut être en parfaite harmonie avec le cosmos, et celle-ci n’est possible que si le roi-pharaon suit une ligne de conduite, en protégeant notamment l’Égypte des forces extérieures négatives. Même si Qadesh n’a pas été un triomphe, les Hittites n’ont pas pénétré en Égypte. Ramsès a donc jugulé ces vecteurs négatifs qu’étaient les étrangers.

Comment s’organise la répartition des quatre thèmes dans le Ramesseum ?
Notre étude nous permet d’expliquer l’emplacement de certaines images par rapport à d’autres. Par exemple, pourquoi voit-on dans la salle hypostyle une scène de bataille ? Habituellement située sur le pylône, elle représente un événement historique du règne, mais aussi l’anéantissement du mal par le roi. Le mal ne peut pas pénétrer dans l’aire sacrée. La salle hypostyle représente le marécage primordial, duquel il faut chasser les miasmes pour que la vie se développe. Dans ce contexte architectural, la scène de bataille signifie peut-être la destruction du mal.

La disparition de plusieurs parties du temple ne complique-t-elle pas l’interprétation du programme ?
On a quand même des idées sur ce qui manque. Une grande partie des blocs manquants est passée dans la construction d’édifices plus tardifs, comme le pylône ptolémaïque de Medinet Habou sur lequel beaucoup de scènes sont encore visibles. Ce travail de recensement sera entrepris par la suite.

Les autres “temples de millions d’années” étaient-ils pourvus d’installations économiques (entrepôts...) de l’importance de celles du Ramesseum ?
Le Ramesseum est un monument exceptionnel, c’est le plus grand complexe économique de l’Égypte ancienne. Celui de Karnak était sans doute important, mais contrairement au Ramesseum, il en reste peu de traces matérielles. Si la destination de ces temples était évidemment religieuse, ils avaient aussi une vocation économique régionale. Le temple possédait des domaines, parfois extérieurs à la région thébaine, dont les produits étaient stockés dans des entrepôts. Le Ramesseum abritait également des services administratifs, et il avait à sa tête un directeur du Trésor qui, au début du règne, était un beau-frère de Ramsès II. Les artisans du roi, comme ceux de Deir el-Medina, recevaient par l’intermédiaire du temple certaines denrées. Lorsque des grèves se produisent sous Ramsès III, les ouvriers désertent les chantiers des nécropoles, ils viennent manifester devant les portes de temples, et notamment au Ramesseum devant la porte sud, là où se trouvaient les cuisines – nous avons identifié ce secteur l’année dernière. On y préparait les offrandes au dieu mais aussi des produits destinés aux ouvriers, qui étaient payés en nature.
Dans le domaine religieux, le Ramesseum témoigne de la conquête de la divinité de son vivant. Dès l’Ancien Empire, le roi est dieu, mais il reçoit surtout un culte funéraire. Dans les temples de millions d’années, le roi se considère l’égal du dieu, et même du démiurge pour Ramsès II.

Quelles informations possède-t-on sur la population du Ramesseum ?
À Thèbes, derrière le Ramesseum, nous avons des tombes de fonctionnaires qui nous apportent des renseignements sur le temple lui-même. Ainsi, dans sa tombe, le responsable des jardins, Nedjemger, a fait représenter une partie du Ramesseum, notamment la porte monumentale qui précédait le premier pylône. Sans ce document, nous ignorerions son existence. C’est une source également sur les domaines à gérer. À la mort du roi, l’activité s’est certainement ralentie. Toutefois, le culte continuait sous sa forme funéraire et le complexe économique continuait de fonctionner, puisque lors de ces grèves, assez tardives dans la XXe dynastie, les ouvriers manifestent devant ce temple.
Après l’abandon du culte, à la fin de l’époque ramesside, ce complexe sera récupéré à la Troisième période intermédiaire [vers 1069-664 av. J.-C.], puisque les prêtres et leurs familles y installeront leur nécropole. Et, à l’époque chrétienne, il y aura une volonté de transformer le temple en église ; on a même retrouvé des vestiges de mobilier liturgique. C’est peut-être à cette époque qu’a été abattu le grand colosse de Ramsès II dans la cour.

Dans quelle direction vont s’orienter les recherches ?
Après le travail sur les cuisines, il nous reste à identifier les autres quartiers et à étudier la façon dont ils fonctionnaient les uns par rapport aux autres. On sait qu’il y avait un tribunal, des bureaux administratifs, une école... et ces secteurs restent méconnus. Parallèlement aux actions de recherche, nous sommes obligés à des actions de restauration et de mise en valeur. Les autorités égyptiennes sont favorables aux fouilles et à la recherche, mais à condition de ne pas abandonner le site en l’état à l’issue de l’exploitation archéologique. De toute façon, les opérations de restauration sont complémentaires de la recherche.
En 1989, a été créée en France une association pour la sauvegarde du Ramesseum, qui va entreprendre des démarches pour assurer le financement de la restauration. Et nous constituons des dossiers pour recevoir le soutien de grandes entreprises de génie civil.

La tombe de Ramsès II est connue depuis longtemps. Elle est déjà mentionnée dans des écrits de l’époque pharaonique : le fameux papyrus conservé à Turin évoquant des grèves d’ouvriers égyptiens, qui remonte à l’an 29 du règne de Ramsès III, signale une tentative d’effraction de la tombe de Ramsès II et de ses enfants. Comme les autres tombes royales, elle a été profanée à la fin de la XXe dynastie. Sous la XXIe dynastie, la momie a été transférée dans la tombe de son père Séthi Ier, et, dans un deuxième temps, dans la fameuse cachette de Deir el-Bahari. La tombe était encore accessible aux époques romaine et copte, comme l’indiquent les graffiti – il y a des mentions de noms sur les parois. Puis il y a eu un long silence : en raison des pluies torrentielles, les sédiments ont progressivement envahi les sépultures. Lorsqu’en 1817, le consul Salt a pénétré dans la Vallée des Rois avec l’intention de dégager la tombe de Ramsès II, il recherchait du mobilier funéraire, et surtout le sarcophage, car celui qui avait été retrouvé dans la cachette de Deir el-Bahari était un sarcophage de remploi en bois. C’était un travail titanesque de dégager les corridors avant d’arriver à la salle du sarcophage, et au bout de soixante mètres, il a abandonné. Après lui, Champollion est venu, mais il n’a pas dépassé le troisième corridor. En 1844-1845, Lepsius, à la tête de la grande mission d’égyptologie prussienne, engage des relevés dans la Vallée et entre à son tour dans la tombe. Il parvient à ramper et à aller jusqu’au bout des salles. Pour la première fois il en donne un plan, qui a servi pendant des générations. En 1913-1914, Davis prospecte la tombe de Ramsès II ; il atteint la salle du sarcophage où il fait des sondages. En mars 1914, une pluie torrentielle s’abat sur la Vallée des Rois, toutes les tombes sont de nouveau envahies par les eaux. À la mort de Davis, la Vallée est récupérée par Howard Carter, à la recherche de la tombe de Toutankhamon.

LES MONUMENTS D’ÉTERNITÉ DE RAMSÈS II, NOUVELLES FOUILLES THÉBAINES

Jusqu’au 10 mai, Musée du Louvre, 75001 Paris, tél. 01 40 20 51 51, tlj sauf mardi 9h-17h45. Catalogue, RMN, 96 p., 130 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°77 du 19 février 1999, avec le titre suivant : Entretien avec Christian Leblanc

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