Lui-même formé par son père, Camille Berthaux, maître d’art et doreur sur cuir, a initié sa femme et son neveu, tous deux Meilleurs ouvriers de France, à ce métier de haute précision. Un art exigeant, hérité d’autres temps, et qui garde immuable, malgré quelques changements techniques, le geste du doreur.
VILLEJUIF - "J’aurais voulu être musicien. Mais à 11 ans, ma mère m’a dit : Tu seras doreur sur cuir, comme ton père. Et je ne m’en plains pas, parce que je n’ai pas mal réussi." Camille Berthaux a été nommé maître d’art en 1994. Cette consécration, et la subvention qui l’accompagne, lui ont permis – bien qu’il ait pris sa retraite et passé le flambeau à sa femme, qu’il a lui-même formée – de ne pas quitter son établi pour autant. Ils travaillent donc tous les trois dans leur atelier, situé juste derrière leur maison, à Villejuif.
À 67 ans, Camille Berthaux continue d’initier son élève et neveu Patrick Prouteau aux secrets du métier. Comme son propre père et les professeurs de l’école Estienne l’avaient fait pour lui. "Devenir un bon doreur, cela prend dix ans, estime t-il. Et encore, il reste à apprendre ! Voilà dix ans à peu près que Patrick travaille avec moi. Alors on peut dire qu’il commence à savoir faire." Patrick, comme Lucette Berthaux, a obtenu le titre de Meilleur ouvrier de France.
Le tour de main
Son élève sourit, sans interrompre toutefois son tracé de titres sur la tranche de gros volumes administratifs. Son établi de formica longe le mur. D’une large fenêtre, on voit, au fond de la cour de gravier, sautiller sous le portail couleur pêche des bottines d’enfants qui passent. Il a essayé la dorure, après une formation de boulanger, et n’a jamais lâché depuis ses palettes et ses fleurons. Deux générations le séparent du père de Camille Berthaux, doreur sur cuir dès les années vingt. Mais les gestes sont les mêmes : il faut d’abord composer le titre, en alignant des lettres de bronze (qui valent entre 20 et 50 francs chacune) sur un composteur. Le doreur l’applique trois fois sur la tranche du livre, à froid puis à chaud. Il fait donc chauffer l’outil sur une plaque électrique, jusqu’à la température adéquate, et le pose alors sur une éponge imbibée d’eau. "Si l’éponge chante, c’est que le composteur est à plus de 100° C. Alors on l’y laisse un peu, jusqu’au moment où l’éponge se tait". Ensuite, le doreur passe deux couches de vernis, qu’il laisse sécher une demi-journée chacune.
Enfin, il pose la feuille d’or, épaisse d’un dixième de micron (il faut 10 000 feuilles pour faire un millimètre), avec un coton propre légèrement imbibé d’huile d’amande douce. Le composteur, appliqué pour la dernière fois, doit repasser exactement sur les lettres déjà tracées, sinon la feuille, aussi fragile que les pigments des ailes de papillon, se volatilise : la dorure ne prend que si la pellicule d’or se coagule avec le vernis.
Ces notions de base sont susceptibles de nuances selon la qualité du cuir, s’il est ancien, si c’est du maroquin, du chagrin (plus facile à travailler) ou du veau. Au travail du titre s’ajoute la complexité des décors : les filets ; les volutes ; les frises, réalisées à l’aide d’une roulette ornée (un motif est gravé sur un cylindre, lui-même emboîté dans un long manche de bois, que l’on fait rouler jusqu’à dix fois, toujours sur la même trace) ; les fleurons, dont Camille Berthaux possède près de 1 200 modèles. Tous ces instruments s’alignent par centaines sur des étagères en bois, aux murs de l’atelier.
Découpe au laser
Mêmes gestes, mêmes outils, et cependant, ces dernières décennies, la dorure sur cuir a assimilé quelques progrès techniques. Le vernis, constitué autrefois de blanc d’œuf, est à présent obtenu chimiquement. Au lieu de la feuille d’or, on peut choisir toute une palette de couleurs. La reliure emploie de nouveaux matériaux, tels que le plastique ou le cuir retourné. Et le laser peut parfois remplacer le scalpel dans la découpe des inscrustations : on gagne ainsi du temps et de la précision, les deux maîtres-mots du doreur sur cuir, qui peut passer jusqu’à quarante heures sur un seul livre (à 200 francs de l’heure).
La plupart des commandes de l’atelier Berthaux proviennent de relieurs français, belges ou hollandais, le reste de rares particuliers et d’administrations. Encore que ces dernières aient diminué depuis la crise. Réductions budgétaires obligent, un gros client comme le Sénat a totalement cessé de faire appel au doreur. "Depuis, j’ai dû licencier un de mes employés. Il y a quelques années, j’avais six mois de travail d’avance. Maintenant, nous en avons pour quinze jours."
La dernière lettre de Proust
En cinquante ans de travail, Camille Berthaux a eu entre les mains des milliers de livres. Parmi eux, certains n’avaient pas de prix : du manuscrit dactylographié, et annoté par l’auteur, de Voyage au bout de la nuit à un poème écrit par Verlaine au dos de son billet d’écrou. Deux œuvres l’ont particulièrement marqué : le manuscrit de Bouvard et Pécuchet, de Flaubert, et la dernière lettre que Marcel Proust écrivit deux heures avant sa mort : "Il y parlait de la fébrilité des mourants. C’est bouleversant de travailler sur de telles pièces."
Dans un monde où l’écrit se produit et se conserve désormais sur disquettes informatiques, le doreur sur cuir a des raisons de se sentir "à contre-courant de notre société". Mais il ne renonce pas : il y a dans l’objet-livre un plaisir que l’écran d’ordinateur n’apporte pas. Aussi Patrick Prouteau espère-t-il dorer les éditions reliées de quelques chefs-d’œuvre littéraires... du XXIe siècle.
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De l’or au bout des doigts
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°34 du 1 mars 1997, avec le titre suivant : De l’or au bout des doigts