En 1991, le plongeur Henri Cosquer découvre des œuvres pariétales dans la cavité d’une calanque de Marseille. Alors que ce trésor archéologique est en train de disparaître, la Villa Méditerranée, à l’entrée du Vieux-Port de la cité phocéenne, se prépare à accueillir sa restitution.
Des siècles et des siècles ont fui dans le lointain comme des orages… et pourtant, les pingouins, les chevaux, les bisons qui sont venus peupler la grotte Cosquer depuis des millénaires nagent, galopent, vivent encore sur ses parois, tandis qu’un mystérieux félin nous toise de ses deux yeux. Mais le temps leur est désormais compté : les êtres et les mains qui ornent cette grotte sous-marine, dont le plongeur Henri Cosquer a découvert l’entrée en 1985 dans la calanque de la Triperie, au cap Morgiou, à Marseille, s’effacent aujourd’hui inexorablement. Pour garder un témoignage de ces peintures et gravures qui remontent à 33 000 ans av. J.-C. pour les plus anciennes et 19 000 ans av. J.-C. pour les plus récentes, lorsque la mer était 120 m plus bas et que l’entrée de la cavité se trouvait à plusieurs kilomètres du rivage, la Villa Méditerranée, à Marseille, s’apprête à accueillir une réplique de ce site immergé depuis la fin de l’ère glaciaire, il y a quelque douze mille ans.
Du reste, la grotte originale est à la fois trop fragile et trop difficile d’accès, sinon pour les plongeurs aguerris. En 1991, trois plongeurs perdirent d’ailleurs la vie dans le tunnel sous-marin long de 175 m permettant d’y accéder. L’entrée de ce tunnel, située 37 m sous le niveau de la mer, avait été découverte six ans plus tôt par le plongeur Henri Cosquer, directeur du Centre cassidain de plongée. Un jour, au cours d’une plongée, ayant aperçu dans la roche une ouverture large de deux mètres, il s’y était engagé avec précaution, prenant garde à ne pas donner de coup de palme maladroit sur une paroi. « Décollée, la vase en suspension obscurcirait pendant des heures ce qui deviendrait une tombe », racontera Henri Cosquer dans son ouvrage La Grotte Cosquer, plongée dans la préhistoire [Solar, 1992]. Il lui faudra plusieurs tentatives pour arriver au bout de ce tunnel obscur, faire surface dans la grotte puis, la fois suivante, y faire quelques pas pour l’explorer. Cette fois-là, sa lampe s’éteint brutalement au sein de la grotte. Si Cosquer parvient à retrouver la sortie, à tâtons, il a vu la mort en face : il lui faudra attendre trois années pour oser s’y aventurer à nouveau.
Ce n’est qu’en juillet 1991, après plusieurs explorations de la grotte, qu’il distingue pour la première fois une main sur une paroi. D’autres se révèleront peu à peu à son regard émerveillé, toutes différentes, certaines peintes au pochoir, d’autres réalisées par des projections d’argile et de terre rouge, d’autres au charbon de bois ou avec du noir de manganèse. À beaucoup d’entre elles, il manque des phalanges : sont-elles tombées à cause du froid qui régnait sur la région à l’ère glaciaire ? Ou les doigts sont-ils simplement pliés pour délivrer des messages codés ? Puis ce sont des animaux, peints ou gravés, qui se révèlent aux yeux de Cosquer : des chevaux, un cerf dressant ses bois, un bouquetin, un félin, un bison, un élan, des phoques, trois pingouins, qui semblent nager sur la paroi.
Le 1er septembre 1991, trois plongeurs n’ont pas réussi à les atteindre. Peut-être à cause de la vase noire qu’ils ont trop remuée. C’est Henri Cosquer qui ramène les corps sans vie de deux d’entre eux. Deux jours plus tard, il déclare la découverte de cette grotte, dont il avait partagé le secret avec quelques proches. Elle sera expertisée par le préhistorien Jean Courtin, qui est aussi un plongeur confirmé, et le spécialiste de l’art pariétal Jean Clottes. Un an plus tard, en 1992, elle sera classée au titre des monuments historiques.
Mais aujourd’hui, alors que la grotte n’a pas encore été fouillée et que son étude est toujours en cours, les scientifiques s’alarment. Cette mer, qui l’avait préservée en interdisant son entrée, désormais la menace et ne laisse aucun espoir de la sauvegarder. « La disparition de la grotte Cosquer, causée par des phénomènes contre lesquels nous ne pouvons pas lutter, au premier rang desquels la montée des eaux due au réchauffement climatique, est inéluctable », observe Geneviève Pinçon, directrice du Centre national de préhistoire. Pis, à la montée du niveau de la mer au sein de la grotte – plus de trois millimètres par an – s’ajoutent des alternances de pression au sein de la cavité, qui font que l’eau peut périodiquement y monter et descendre de 70 centimètres. Cette pression rend par ailleurs son étude particulièrement ardue, car les scientifiques ne peuvent y demeurer longtemps.
En outre, des petites secousses sismiques, fréquentes dans cette région, provoquent des fractures de colonnes en même temps qu’elles accélèrent l’engloutissement de la grotte et endommagent les œuvres. Enfin, la pollution causée par les eaux usées, malgré leur traitement, se dépose sur les parois de la grotte. Ce qui est menacé ? « Les œuvres, qui s’effacent peu à peu de façon inéluctable, mais aussi les sols, qui n’ont pas encore été fouillés – leurs vestiges, les traces de foyer… », s’inquiète Geneviève Pinçon. L’État, propriétaire du site, a mis en place dès le début des années 2000 un programme de numérisation de la grotte, confié à la société Fugro. En 2021, une opération archéologique au sein même de la grotte sera menée par une équipe pluridisciplinaire.
Enfin, une réplique de la grotte ainsi qu’un centre d’interprétation seront inaugurés en 2022, dans la Villa Méditerranée, conçue par l’architecte italien Stefano Boeri, située en face du Mucem sur l’esplanade du J4, à l’entrée du port de Marseille, et qui peinait à trouver sa vocation depuis son inauguration en 2013. Porté par la région Sud, qui a investi 9 millions d’euros sur un total de 23 millions, ce projet est piloté par la société Kléber Rossillon. « Notre but est de permettre au public de découvrir cette grotte qui leur est inaccessible, et qui un jour n’existera plus », explique Geneviève Rossillon, présidente de cette société qui s’est engagée à concevoir, réaliser et exploiter la réplique de la grotte Cosquer. Les visiteurs traverseront une passerelle sinueuse flottant sur l’eau du bassin ouvert sur la mer, qui les mènera dans un espace restituant l’ambiance d’un club de plongée, au rez-de-chaussée de la Villa Méditerranée, avant de descendre au sous-sol du bâtiment. Là, ils embarqueront dans des modules d’exploration comprenant chacun six places. Une façon de gérer les flux et le niveau sonore de la visite d’une quarantaine de minutes, au sein d’un espace appelé à accueillir 500 000 visiteurs par an. « Chaque visiteur sera équipé d’un casque et évoluera sur l’eau dans une ambiance sereine et calme qui évoquera celle de la grotte immergée », explique Laurent Delbos, chargé de piloter le chantier pour Kléber Rossillon, qui avait déjà remporté l’appel d’offres pour la réplique de la grotte Chauvet.
La visite se poursuivra par la projection d’un film spectaculaire sur l’aventure d’Henri Cosquer. Puis, dans les étages, les visiteurs remonteront dans le temps en découvrant la calanque de la Triperie au cap Morgiou à l’époque glaciaire et ses espèces disparues, tout en approfondissant leurs connaissances sur l’art pariétal. La visite, qui devrait durer environ trois heures, s’achèvera par une exposition permanente consacrée au réchauffement climatique et à la montée des eaux.
Un nouveau lieu touristique à Marseille ? Pas seulement. Car cette restitution de la grotte Cosquer restera le seul témoignage du lieu pour le public, mais aussi pour les scientifiques. Ainsi, même les gravures qui ne sont pas visibles au cours de la visite sont reproduites, la grotte ne pouvant pas être reconstituée dans son intégralité au sein de l’espace de la Villa Méditerranée. « Pour la faire entrer dans les 19 000 m2 du sous-sol, il aurait fallu réduire ses dimensions », explique Laurent Delbos. La start-up Perspective[s], qui a modélisé la grotte à partir des relevés numériques, a écaillé la grotte en six parties (six « écailles ») qu’elle a réagencées au sein de l’espace, en conservant la logique de la cavité. « Chacune de ces écailles est reconstruite à l’identique, à l’échelle 1, et la configuration générale de la grotte est respectée », explique Romain Senatore, président et cofondateur de Perspective[s]. Aucune œuvre, même la plus petite, n’a été retirée. Cependant, « il s’agit non pas d’une réplique, mais d’une restitution de la grotte », insiste Laurent Delbos.
Les artisans et artistes de cette restitution sont les mêmes que ceux qui ont œuvré à la reconstitution de Chauvet. Ainsi, Stéphane Gérard reconstitue dans ses ateliers du 13e arrondissement de Paris les spéléothèmes, c’est-à-dire les formations géologiques, comme les stalagmites ou les drapés. À Montignac, en Dordogne, l’atelier Alain Dalis réalise des panneaux ornés et s’applique à modeler les parois, à rendre le grain de la roche, les effets de transparence comme les éclats de la calcite. À Toulouse, Gilles Tosello, préhistorien et artiste, qui nous reçoit dans l’atelier Déco Diffusion, dont il est un des gérants, se consacre à la reproduction des peintures. « La réplique de Chauvet nous a donné une expérience précieuse pour les techniques, les couleurs, leur fixation…, car nous tâchons d’utiliser les mêmes techniques et matériaux que ceux des artistes préhistoriques », explique-t-il en montrant un morceau de charbon de pin qu’il utilise pour dessiner.
S’il n’a pas pu visiter la grotte, « il faut reconnaître que sa visite en réalité virtuelle permet d’apprécier des détails avec une très grande précision, et dont certains n’ont pas encore été étudiés sur place ! », s’émerveille-t-il. À l’atelier, les fichiers numériques lui permettent de restituer les panneaux avec fidélité, à la fois dans les couleurs et les contours. Pour donner la sensation de l’humidité, des écoulements, il utilise de la résine mélangée à des minéraux ou de la poudre de verre. Pour reproduire les peintures, il projette sur les panneaux les photographies de ces dernières. À lui ensuite, tout en reproduisant fidèlement le dessin projeté, d’exprimer le trait et la sensibilité de l’artiste. « Parfois, je recommence plusieurs fois… et j’en rêve la nuit ! », confie-t-il en contemplant la lionne qu’il dessine et à laquelle il semble donner vie. « Pourquoi ses deux yeux sont-ils représentés alors que les animaux des peintures pariétales n’en montrent généralement qu’un ? », ne cesse-t-il de s’interroger. Et soudain s’éveille en nous le désir de percer à notre tour le mystère de ce regard surgi des flots… Rendez-vous donc l’année prochaine !
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Cosquer, grotte condamnée à la réplique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°742 du 1 mars 2021, avec le titre suivant : Cosquer, grotte condamnée à la réplique