Comment remeubler les pièces des châteaux-musées vidées à la Révolution ? Dans une ambiance de sourde rivalité, les responsables des châteaux de Versailles, Fontainebleau ou Compiègne interprètent, chacun à leur manière, la déontologie existante. Entre reconstitution rigoureuse et mise en ambiance.
Au mois d’avril, le château de Versailles a célébré un événement d’importance : le retour dans ses murs d’un meuble prestigieux ayant appartenu à Marie-Antoinette, un bureau créé par l’ébéniste Jean-Henri Riesener (1734-1806) pour le salon de la maison de la reine au Hameau, dépendance du Petit Trianon. Une pièce de plus a ainsi été ajoutée au grand puzzle du remeublement de l’ancienne demeure des rois. La Révolution française étant passée par là, les salles du château royal devenu musée sont longtemps restées vides, au grand dam de visiteurs en quête d’ambiance historique. C’est cette page que la direction du musée s’active aujourd’hui activement à tourner. Si le remeublement a été entrepris dès les années 1950, il a pris, depuis peu, un sérieux virage. « Nous avons beaucoup travaillé sur les extérieurs du château, nous passons aujourd’hui aux intérieurs, confirme Béatrix Saule, directrice générale de l’établissement public. Un rattrapage est à faire. Comment franchir une étape vers un remeublement plus poussé et plus compréhensible ? » Par « compréhensible », il faut entendre « une mise en évidence plus soutenue de la fonction des pièces », afin que le public comprenne facilement où il se trouve. C’est-à-dire une incarnation plus grande des lieux de vie et de pouvoir, en replaçant un lit dans une chambre, en dressant une table dans une salle à manger, mais aussi en réinstallant un trône – détruit à la Révolution – dans la salle éponyme. « C’est une question que nous nous posons car le public le demande. Faut-il en faire une copie ? Faut-il y placer un bon fauteuil ? La question n’est pas encore tranchée », poursuit Béatrix Saule.
Échanges et dépôts
De quelle façon procéder, dès lors que les objets d’origine ont disparu ou ont été dispersés ? Si de nombreux meubles se trouvent dans les collections publiques anglo-saxonnes ou encore dans l’ancienne collection du duc d’Aumale, à Chantilly (Oise), le marché de l’art charrie occasionnellement son lot d’opportunités. Leurs prix sont cependant souvent rédhibitoires pour les institutions publiques. L’acquisition du bureau de Marie-Antoinette est à ce titre révélatrice. Acheté pour moins d’un million d’euros en 1996 par la maison d’antiquités Kraemer – alors que Versailles n’avait à l’époque pas les moyens de rivaliser –, il vient de lui être vendu 6,75 millions d’euros, une somme financée par le mécénat d’entreprise. Une belle plus-value pour un marchand d’art qui a su patienter ! Mais les propositions peuvent aussi se révéler des chausse-trappes. Il y a quelques années, le château de Malmaison, à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), s’était rétracté in extremis avant l’achat d’un présumé bureau utilisé par Napoléon Ier dans les lieux. Quand le mécénat n’est pas sollicité, les établissements doivent se contenter d’acheter, sur leurs deniers propres, des objets plus modestes. Par pragmatisme, la conservation de Versailles s’attelle donc à obtenir le retour de meubles royaux – même s’ils n’avaient jamais meublé Versailles – par le biais d’échanges ou de dépôts venant d’autres institutions. Dans le domaine, le Mobilier national joue un rôle-clef. Et fait parfois des miracles. En 2009, une rare table d’époque Louis XIV provenant du château de Marly (Marly-le-Roi, Yvelines) a ainsi été repérée par le ministère de la Défense grâce à la sagacité de l’un de ses inspecteurs. Des tractations ont permis son retour à Versailles, de même que celui d’un paravent destiné à Marie-Antoinette et jusque-là utilisé à l’Élysée. Si une partie du mobilier royal a ainsi été dispersée dans les administrations, de nombreux objets ont été versés au Louvre. Le musée accepte donc de se départir de quelques pièces, après examen au cas par cas. Récemment, Versailles a ainsi raflé la mise pour le dépôt d’une importante commode de Guillaume Benneman. Créée en 1786 pour la chambre de Louis XVI au château de Compiègne (Oise), cette commode dite « aux tourterelles » ne retournera donc pas dans son château d’origine. « Compiègne se remeuble en Napoléon III », invoque Béatrix Saule. Un argument qui ne vaut cependant que partiellement. Si un partage des meubles d’époques Napoléon Ier et Napoléon III a bien eu lieu dans les années 1970 entre la Malmaison (Directoire, Consulat), Fontainebleau (Ier Empire) et Compiègne (Second Empire), il n’a pas interdit le maintien in situ d’autres états historiques cohérents. Compiègne abrite ainsi des appartements du Premier Empire très complets, certaines pièces étant encore quasiment dans leur état d’origine. La logique voudrait aussi que les châteaux récupèrent leurs meubles historiques. Comme l’a rappelé une exposition présentée en 2006, le palais, construit par Louis XV et considéré par Louis XVI comme sa résidence préférée, a été l’une des dernières demeures royales pour laquelle a été commandé un prestigieux ensemble de mobilier du XVIIIe siècle, transféré par la suite aux Tuileries puis dispersé (1). D’où la présence de meubles de Compiègne au Louvre, mais aussi à Versailles ou Fontainebleau. N’y aurait-il pas une certaine logique à faire revenir à Compiègne – un château-musée en mal de visiteurs – son prestigieux mobilier datant de l’Ancien Régime, « l’un des plus homogènes et des plus parfaits ensembles qui aient existé », selon le grand spécialiste Pierre Verlet (2) ? Sans doute. Sauf que ce mobilier royal d’Ancien Régime suscite plus que jamais la convoitise de Versailles. D’où quelques frictions. Car la face cachée des dépôts est souvent triviale : c’est en échange d’une très importante pendule, la Pendule de la création du monde, que Versailles a obtenu la commode du Louvre. Un donnant-donnant qui lèse inévitablement les établissements dont les collections sont moins riches. Le scénario est similaire en termes d’acquisition. Récemment, une série de pliants ont été achetés par Versailles avec l’aide du Fonds du patrimoine, qui a concédé le reversement de l’un d’entre eux à Compiègne. Mais ces meubles volants, créés pour le salon des jeux de la reine à Compiègne, ont depuis été installés dans la chambre du Roi à Versailles ! De quoi choquer les puristes, qui savent qu’un meuble du roi n’a rien en commun avec un autre conçu pour la reine. « Il existe bien une idée de hiérarchie du mobilier », confirme-t-on au château de Compiègne, où l’on préfère ne pas s’appesantir sur un sujet manifestement sensible.
Accomodements avec l’Histoire
Les récentes restitutions versaillaises illustrent parfaitement ces quelques accommodements avec la vérité historique. Ainsi dans l’antichambre du Grand Couvert, où des fauteuils ont été recréés sous la houlette du décorateur Jacques Garcia et où l’argenterie de table provient du service de Georges III d’Angleterre. Soit un grand mélange des époques et des provenances. Restitution d’un état historique ou recréation d’une ambiance ? « C’est la différence entre la vision archéologique des choses et le possible, plaide Béatrix Saule. Tout cela est parfaitement expliqué au public. Pendant trente ans, une génération de grands spécialistes du mobilier a nourri un discours d’historiens de l’art sur le remeublement. Aujourd’hui nous sommes plus soucieux du public », poursuit la directrice générale. Il n’empêche, l’argument n’emporte pas l’adhésion de la communauté des historiens de l’art et des conservateurs. « Le principe est acceptable dans un château privé, estime l’un d’eux. Mais il est contestable dans un musée national, où l’on se doit d’être exemplaire en termes de restitution. » Or celles-ci ont longtemps été encadrées par les principes établis en 1945 par Pierre Verlet. Soit une recherche d’authenticité la plus poussée possible, notamment entre décors muraux et mobiliers, mais aussi un souhait de remettre à leur ancienne place les meubles retrouvés. « Nous appliquons cette déontologie tout en tâchant de rendre les lieux plus vivants, défend pour sa part Emmanuel Starcky, directeur du domaine de Compiègne. Mais nous ne nous interdisons pas de présenter différentes strates historiques quand mobiliers et décors d’époques diverses ont pu cohabiter dans une même pièce, à condition que l’harmonie soit respectée. » Dans ce qui pourrait s’apparenter à une « guerre des meubles », le château de Fontainebleau reste pour l’heure en retrait. « Cette maison a toujours été occupée, tout est là, hormis les tapisseries et garnitures textiles », explique Xavier Salmon, directeur du patrimoine et des collections du château. Le château regorge en effet de meubles, notamment ceux destinés aux très nombreux appartements d’invités. Cela même si, à la fin du XIXe siècle, plusieurs ventes organisées par les Domaines ont dispersé des meubles secondaires – mais portant les marques de Fontainebleau –, qui ressurgissent régulièrement en vente publique. « Nous n’avons aucun intérêt à racheter ce mobilier lambda », précise Xavier Salmon. Toutefois, le parti a été pris de ne pas restituer l’état Ancien Régime des pièces, où le style Empire domine, à l’exception du boudoir de Marie-Antoinette (1786). « C’est aussi la pièce la plus vide », relève Xavier Salmon. Les quelques meubles insignes du XVIIIe siècle liés à l’histoire des lieux, lesquels ne trouvent pas leur place dans les appartements, sont désormais judicieusement exposés dans une « galerie des meubles », d’esprit muséal. Si les passes d’armes entre établissements ne sont guère une nouveauté, l’attitude de Versailles, qui déploie les grands moyens pour récupérer des pièces, ne laisse d’étonner les spécialistes, d’autant que l’établissement est aussi le « grand département » des châteaux-musées. Ce qui signifie qu’il est censé remplir une mission « d’étude, de recherche et de conseil » vis-à-vis des autres châteaux, non de les léser. Sur ce point, le service des Musées de France semble aujourd’hui bien en retrait. « Pourquoi la commission des prêts et dépôts ne jouerait-elle pas son rôle d’arbitre sur ce sujet complexe, qui touche à des collections nationales ? », suggère Emmanuel Starcky. D’autant qu’un autre chapitre pourrait bientôt s’ouvrir autour de la question des tableaux. Versailles aimerait ainsi remettre la main sur quelques tableaux royaux, intégrés jadis à ses boiseries et aujourd’hui conservés au Louvre. Du côté de Fontainebleau, on lorgne aussi sur un grand Winterhalter, L’Impératrice Eugénie parmi ses dames d’honneur, qui ornait jadis le musée chinois de l’Impératrice. Et qui tient aujourd’hui la vedette dans le musée du Second Empire du château de Compiègne.
(1) « Louis XVI et Marie-Antoinette à Compiègne », 25 octobre 2006-29 janvier 2007, Musée du château de Compiègne.
(2) Pierre Verlet, Le Mobilier royal français, Éditions d’art et d’histoire, Paris, 1945.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Château troque cartel contre commode
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°347 du 13 mai 2011, avec le titre suivant : Château troque cartel contre commode