Allemagne - Musée

Berlin s’offre un « musée Berggruen » (II)

Le marchand et collectionneur prête sa collection à la ville de Berlin

Par Martin Angioni · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1996 - 1858 mots

Après avoir passé la majeure partie de sa vie à l’écart de sa ville natale et de son pays, Heinz Berggruen, l’un des tout premiers galeristes et collectionneurs de l’après-guerre, a décidé de présenter sa collection à Berlin.

Durant ces dernières semaines, Heinz Berggruen a surveillé la restauration et le réaménagement de l’ancien Musée des antiquités égyptiennes, face au château de Charlottenburg. À partir du 6 septembre, cet édifice néo-classique construit par Stueler abritera une exposition permanente intitulée « Picasso und seine Zeit : die Sammlung Berggruen » (Picasso et son époque : la collection Berggruen). Une centaine de pièces – incluant des œuvres de Van Gogh, Cézanne, Picasso, Klee, Braque et Giacometti – sont prêtées, pour une durée de dix ans au moins, à la Stiftung Preußischer Kulturbesitz, la fondation qui gère les grands musées de Berlin. La Ville de Berlin prendra à sa charge la totalité des 8 millions et demi de deutschemarks (28,9 millions de francs) nécessaires aux travaux de réaménagement menés sous la direction des architectes munichois Hilmer et Sattler, qui ont déjà conçu l’intérieur de la nouvelle Gemäldegalerie de Berlin. Répondant aux questions de notre partenaire éditorial, Il Giornale dell’arte, Heinz Berggruen explique les raisons de son choix, revient sur sa donation au Metropolitan Museum, confirme la publication de ses mémoires et donne son avis sur les perspectives du marché de l’art.

Pourquoi avoir choisi de prêter votre collection à Berlin ?
Heinz Berggruen : À Londres, lors de la présentation de ma collection à la National Gallery en 1991, Wolf-Dieter Dube, le directeur de la Stiftung Preußischer Kulturbesitz, m’a invité à Berlin en évoquant la possibilité d’installer ma collection dans le magnifique édifice construit par Stueler, un élève de Schinkel, face au château de Charlottenburg, qui abritait alors une partie de la collection d’antiquités égyptiennes (dont le fameux buste de Néfertiti), désormais transférée au Pergamon sur l’Île des musées. L’idée que ma collection puisse être présentée dans un bâtiment qui lui soit exclusivement consacré, offrant une superficie idéale pour présenter la centaine d’œuvres qu’elle comprend et, qui plus est, dans ma ville natale, ont été décisifs dans le choix de Berlin.

Les œuvres présentées à Berlin seront-elles les mêmes que celles prêtées à la National Gallery de Londres ?
Oui, à quelques changements près. Il y aura une soixantaine de Picasso, vingt-cinq Klee – essentiellement des aquarelles et quelques huiles –, deux Braque, des sculptures cubistes de Giacometti ainsi que cinq sculptures africaines, plus environ vingt autres œuvres incluant des toiles de Cézanne et Van Gogh.

Le Stueler Bau est en cours de rénovation pour accueillir votre collection. Comment a-t-il été repensé ?
C’est un ancien bâtiment datant de 1850, qui était alors la maison du corps des gardes du prince de Prusse. Les architectes ne sont pas intervenus sur la façade extérieure du bâtiment, qui est classée, mais l’intérieur a été entièrement repensé en fonction des besoins de la collection. C’est un tout petit musée : au rez-de-chaussée, on découvrira quelques œuvres des grands classiques de l’art moderne, et plus spécialement les œuvres des peintres qui ont ouvert le chemin vers la peinture contemporaine. Je parle de Cézanne, de Van Gogh, de Seurat. Le premier étage, l’étage noble, sera entièrement consacré à une soixantaine d’œuvres de Picasso. Au second seront regroupés les vingt-cinq œuvres de Klee et les sculptures de Giacometti.

Votre collection Klee comprend essentiellement des œuvres de la période Bauhaus. Pourquoi ce choix ?
Je m’intéresse à cette période du Bauhaus, qui constitue le corps de ma collection Klee au Stueler Bau : la plupart des vingt-cinq œuvres présentées datent de la production des années Bauhaus. Klee a enseigné au Bauhaus, créé par Gropius à Weimar, de janvier 1921 à 1925, puis à Dessau de 1925 à 1931. Pour moi, cette époque des années vingt est la plus riche, la plus inventive, la plus fournie en éléments que j’appelle “Kleeiens”. Toute sa conception, très dense et très riche, s’interrompt au moment où il quitte l’Allemagne, en 1932, pour retourner à Berne. En Allemagne, cette époque est très importante et a des répercussions dans tous les domaines : en musique, en littérature, en peinture, en architecture. Lorsque Klee s’installe en Suisse, sa production n’a plus la même force, elle perd l’invention de la période précédente. Durant les années trente, Klee a de graves problèmes de santé, et ses toiles des années 1939-1940 reflètent sa peur de la mort. Lorsqu’il la sent approcher (il meurt en décembre 1940), il peint à nouveau, d’une façon extraordinaire, des œuvres de grand format – alors que Klee est un peu le peintre de la miniature – très noires, très riches, d’une force remarquable. Je possède peu de ces dernières œuvres, mais j’ai une toile de 1939, très lumineuse, très positive, ce qui est rare à cette époque.

Que se passera-t-il au terme des dix années de prêt ?
Je ne sais pas. Nous verrons alors avec un peu de recul si le choix de Berlin a été le bon. Personne d’autre que moi ne décidera du devenir de ces œuvres. Ce sont les biens auxquels je tiens le plus au monde. Mon expérience passée avec le Metropolitan Museum m’a appris à ne jamais prendre de décisions importantes à la hâte. De plus, j’ai quatre enfants, et je ne voudrais surtout pas les négliger.

Que reprochez-vous précisément au Metropolitan ?
J’ai décidé un jour de donner à ce musée ce qui est peut-être la plus importante collection de Klee au monde en dehors de celle de la Fondation Klee à Berne. Cet ensemble de quatre-vingt-dix œuvres devait constituer un corpus unique aux États-Unis. Ma décision a sans doute été trop hâtive lorsque j’ai décidé de cette donation, sans prendre aucune garantie ni imposer de conditions au musée. J’ai certainement pêché par excès d’idéalisme : je rêvais depuis longtemps d’une exposition appelée « Les Klee du Paradis ». En fait, les tableaux passent presque inaperçus dans cette immense forteresse de l’art qu’est le Metropolitan. Klee n’y est pas mis en valeur, et j’ai l’impression que ma donation, et les œuvres, ont été considérablement sous-évaluées. Mes observations et mes récriminations devant la presse n’ont eu aucun effet. J’aurais sans doute préféré que cette partie de ma collection soit à Berlin, mais c’est fait, et les œuvres de Klee resteront au Metropolitan.

Continuez-vous à enrichir votre collection personnelle ? Quel peintre vous intéresse le plus ?
Je voudrais acheter plus que jamais des œuvres de Picasso. Picasso est le grand peintre du XXe siècle. Chaque siècle a quelques peintres, mais combien y a-t-il de Goya, de Cézanne, de Piero della Francesca ? Picasso ne s’intéressait qu’à son œuvre et ne voulait pas être concerné par les problèmes de sa succession. On doit rendre hommage à l’État français qui, quand il s’est agi d’évaluer la succession, a accepté en paiement une grande partie – et la plus belle partie – des œuvres qui restaient. Je trouve que le Musée Picasso est devenu l’une des merveilles de Paris. Je continue à enrichir ma collection dans la mesure du possible, là où je trouve, car j’ai une longue expérience de marchand de tableaux. Il y a de grandes ventes publiques qui m’intéressent. D’autre part, je connais beaucoup de gens et j’ai des sources d’information un peu partout dans le monde ; on me propose des toiles. Mais il faut être très attentif. Il y a aujourd’hui des Picasso qui viennent de l’ex-Tchécoslovaquie et il faut se méfier.

Comment avez-vous réussi à constituer une telle collection de chefs-d’œuvre ?
C’est une question que l’on me pose souvent et ma réponse est toujours la même : j’ai toujours été mon meilleur client. L’instinct du collectionneur est quelque chose que l’on porte en soi ou pas, et ceci est impossible à faire comprendre à quelqu’un qui achète des œuvres d’art pour des raisons strictement commerciales. J’ai souvent eu l’impression que les clients désireux d’acheter une toile qui n’était pas à vendre ne comprenaient pas que je puisse refuser de la leur vendre. Puisque j’étais un marchand, il leur semblait normal de me dénier le droit légitime de ne pas vendre une œuvre.

Est-il exact que vous comptez publier bientôt votre autobiographie ?
Oui. Elle sera publiée en septembre, pour l’inauguration de l’exposition, chez l’éditeur allemand Nicolai, et s’intitulera Hauptweg und Nebenwege (Route principale et routes secondaires), titre d’une célèbre toile de Klee, aujourd’hui dans la collection Ludwig à Cologne.

En quelle langue est-elle écrite ?
Mes mémoires sont écrits en allemand, naturellement. Muttersprache ist Muttersprache, la langue maternelle est celle qui vous poursuit toujours.

Que pensez-vous des projets de Thyssen et de Beyeler pour assurer l’avenir de leurs collections ?
Ils avaient d’autres priorités que les miennes. Thyssen a beaucoup d’héritiers, Ernst Beyeler à ma connaissance aucun. Thyssen a bien fait de vendre, et je pense que le gouvernement espagnol a payé un prix raisonnable [l’équivalent d’1,4 milliard de francs pour huit cents œuvres, lire le JdA n° 23, mars 1996]. De son côté, Beyeler a réussi à léguer à la postérité une remarquable collection et un musée qui porteront son nom, et je comprends qu’il ait partiellement financé la construction du musée.

Que pensez-vous de la situation actuelle du marché de l’art ? Pensez-vous que les prix soient toujours beaucoup trop élevés ?
Le marché en a terminé avec la spéculation effrénée de la fin des années quatre-vingt et devient, avec raison, plus sélectif. Les œuvres exceptionnelles atteignent toujours des prix normaux, mais celui des œuvres de qualité moyenne a spectaculairement chuté.

NDe Londres ou New York, laquelle de ces deux villes sera à l’avenir le siège principal du marché de l’art ?
New York, sans aucun doute. Il y a là un plus grand nombre de collectionneurs importants et beaucoup plus d’argent qu’à Londres.

Et Paris, dans le cadre de l’ouverture du marché aux maisons de vente étrangères ?
Jusqu’à présent, le marché manque de dynamisme ; il est même très sclérosé et manque complètement de liberté. Les droits acquis et le rôle des commissaires-priseurs ne correspondent pas du tout à la réalité du marché, en cette fin du XXe siècle. La présence des grandes maisons étrangères va bouleverser le marché, cela donnera un élan certain.

Et qui réussira le mieux à attirer les clients : les galeries ou les maisons de vente ?
La vie est difficile pour les galeries, car il me semble que les œuvres majeures passent de plus en plus souvent en salles des ventes. Celles-ci assurent aux vendeurs de meilleures conditions pour atteindre les prix les plus élevés possibles. S’il y a beaucoup de marchands aujourd’hui à Paris, l’époque des Kahnweiler, Louis Carré, Maeght appartient au passé. L’un de mes fils est marchand à Londres et il a beaucoup de difficultés, comme de nombreuses galeries en Europe. Dans les années quatre-vingt, il y a eu trop de spéculations sur les prix. Après les années fastes, un refroidissement se fait sentir partout, et ce n’est pas, je pense, un phénomène passager. Il y a, à Paris, un certain nombre de marchands qui font du bon travail ; ils ne sont pas nombreux, mais je citerais volontiers Daniel Malingue.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : Berlin s’offre un "musée Berggruen" (II)

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