Art moderne

Antoine Bourdelle, devenir soi à l’ombre de Rodin

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 21 octobre 2024 - 1350 mots

Comment accéder à la lumière et devenir soi-même quand on grandit à l’ombre d’un génie ? C’est la fascinante question que soulève l’exposition « Rodin / Bourdelle. Corps à corps » au Musée Bourdelle à Paris.

« Je ne sais pas si vous êtes homme ou Dieu. Je ne sais que ceci. Quand je serre votre main, je fais toujours attention parce qu’elle a dedans elle L’Âge d’airain, Hugo, Le Penseur amer, La Porte de l’Enfer, et toute une forêt humaine, mais fille de votre être créateur. J’ai pour vous Maître la même amitié que j’ai pour les jours lumineux, pour un grand chêne empli de nids et de chants pour les Forces naturelles », écrit Antoine Bourdelle (1861-1929) à Auguste Rodin (1840-1917) en 1906. Depuis treize ans, tout en cherchant sa propre voie, il est au service de ce monstre sacré, de plus de vingt ans son aîné. Sans doute ignore-t-il encore qu’un an plus tard, il cessera de tailler ses marbres et s’émancipera avec éclat de ce dernier.

Une relation dissymétrique

C’est en 1892 que commence leur histoire. Rodin remarque au Salon de la Société nationale des beaux-arts le marbre d’un sculpteur de 31 ans encore méconnu : Antoine Bourdelle. Admiratif de son talent de tailleur et assailli de commandes, celui qui a alors une dizaine de praticiens à son service demande au jeune artiste de tailler ses marbres. Il est aussi probable qu’il ait été touché par ce fils de menuisier, qui a décidé de quitter l’École des beaux-arts de Paris après avoir échoué à obtenir le prix de Rome et de suivre, comme lui, une voie qui n’est pas académique. Bourdelle, qui peine encore à vivre de son art, accepte. Du reste, comment rester indifférent à cette marque de respect et de considération de la part de celui qui est alors reconnu comme le plus grand sculpteur français de son temps ? Pendant les quatorze années où Bourdelle se met au service de Rodin, il ne taille qu’une dizaine de marbres, qu’il travaille non pas au sein de l’atelier de Rodin, mais chez lui, parallèlement à son propre travail. « Une photographie montre, par exemple, dans son atelier, l’Ève qu’il taille pour Rodin, au milieu des sculptures qu’il est en train de réaliser pour son monument aux morts pour la ville de Montauban », observe la directrice du Musée Bourdelle et commissaire générale de l’exposition, Ophélie Ferlier Bouat. Bourdelle n’a de cesse, pendant ces années, de désirer l’amitié de Rodin et de chercher son admiration. Ce dernier, du reste, reconnaît aussitôt son intelligence plastique. Cependant, la relation qui se tisse entre Rodin et Bourdelle est dissymétrique. « Rodin a une conscience aiguë de la puissance de son travail. Bourdelle, lui, cherche une reconnaissance… et s’il est déjà un bon sculpteur, il n’est pas encore devenu “Bourdelle” », observe l’historien de l’art Jérôme Godeau, co-commissaire scientifique de l’exposition.

Tous deux partagent une fascination pour Michel-Ange. « Bourdelle sera frappé par le contraste entre les marbres très polis de Rodin et une part de non finitoévoquant Michel-Ange, lorsqu’il fait émerger une figure d’un bloc de marbre pas tout à fait dégrossi », précise Jérôme Godeau. Bourdelle, marqué par cette esthétique, s’en imprègne. Son magnifique Poète de 1902 témoigne ainsi de son admiration pour le maître. Et lorsque Bourdelle présente à la fin des années 1890 son projet pour le monument aux morts de Montauban, Rodin défend ardemment la candidature de son cadet. C’est la première grande commande de Bourdelle. Il est encore dans une esthétique rodinienne, très expressive, jouant sur les volumes et les musculatures, avec un déploiement du corps caractéristique des sculptures du maître, dont il a su capter l’univers plastique et l’esprit.

Longtemps, Bourdelle espère gommer la dissymétrie de leur amitié, passant dans ses lettres du « Cher maître » au « Cher Rodin », voire « Mon cher ami ». Mais Rodin, absorbé par son œuvre, ne lui répond pas toujours. Et lorsque son cadet ose faire des propositions pour le buste de Rose Beuret, qu’il est en train de tailler, en entourant le visage d’un tissu semblable à un voile, Rodin lui rappelle qu’il lui demande seulement d’exécuter son travail : « Je veux la copie fidèle du masque – sans plus –, c’est moi qui fais mes compositions. Je n’ai pas demandé qu’on compose ! », tempête-t-il.

L’émancipation du maître

Pourtant, au fil des ans, une relation privilégiée se construit. En 1903, Bourdelle achète une maison à Meudon, non loin de celle de Rodin, qui est d’ailleurs son témoin de mariage l’année suivante. Les sculpteurs se voient régulièrement, avec leurs épouses. Tous deux collectionneurs d’art ancien, ils échangent au sujet de certaines pièces qu’ils dénichent, comme ils discutent de l’art médiéval, pour lequel l’un et l’autre se passionnent. Si Rodin s’intéresse surtout aux cathédrales gothiques, Bourdelle préfère les églises romanes, si bien que Rodin écrira finalement seul l’ouvrage sur les cathédrales que les deux artistes avaient un temps envisagé d’écrire ensemble.

Cependant, Bourdelle devient de plus en plus reconnu. En 1907, n’ayant plus besoin de travailler pour Rodin et pris par son propre travail, il met fin à leur collaboration. Peu avant sa mort, Bourdelle a identifié une de ses sculptures, la Tête d’Apollon, comme le motif de leur rupture. Ayant retrouvé dans l’atelier de Rodin un masque d’homme en terre, abandonné là quelques années auparavant, desséché et craquelé, il avait repris la tête, l’avait modelée avec rudesse et placée sur un socle presque cubiste, plus grand que le visage lui-même. « Lorsque Rodin vit le plâtre, il en fut vivement saisi. Il vit le divorce accompli et ne me pardonna jamais », rapporte Bourdelle. « Avec la Tête d’Apollon, on n’est plus dans la mimesis, mais dans la mise en forme d’une énergie première », remarque Jérôme Godeau. Pour Antoine Bourdelle, c’est un envol.

En 1910, il expose au Salon de la Société nationale des beaux-arts un buste représentant Rodin, ainsi qu’Héraklès archer, aujourd’hui reconnu comme l’un de ses chefs-d’œuvre. Ces sculptures aux volumes et aux formes géométrisées, architecturales, presque archaïques, affranchies de l’expressionnisme et du modelé rodinien, où le corps se déploie en même temps qu’il se retient, sont saluées par la critique. « Rodin, c’est l’énergie vitale qui explose. Il s’attache à emmener les formes, les métamorphose. Si Bourdelle est son héritier, il opère une synthèse et une épuration des formes, comme s’il ne s’agissait plus de saisir le frémissement de la peau, mais l’énergie vitale qui fait tenir le corps debout. On passe d’un art de la surface à un art de la structure, comme si Bourdelle s’attachait à retrouver la nature première de la sculpture qui naît de l’émerveillement de la vie et de l’angoisse humaine de la disparition », analyse Jérôme Godeau. « Le clou du Salon, ce n’est pas Rodin cette fois, c’est Bourdelle », s’enthousiasme Bourdelle lui-même.

En 1912, Bourdelle, qui a divorcé de sa première épouse, se marie avec une de ses élèves, devenue sa muse, puis sa maîtresse, la Grecque Cléopâtre Sevastos. La jeune femme est-elle pour Bourdelle une incarnation des mythes antiques qui le fascinent et dont la puissance et l’esthétique transparaissent dans son art ? Sans doute… Le faire-part de mariage qu’il envoie à Rodin est leur dernier échange épistolaire attesté. Désormais, Bourdelle s’affirme dans le monumental, inscrivant son œuvre dans l’espace et dans l’architecture – un domaine où il peut, enfin, l’emporter sur Rodin. Car si ce dernier avait œuvré avec fièvre à sa Porte de l’Enfer, inspirée de La Divine Comédie de Dante et destinée à l’entrée d’un futur Musée des Arts décoratifs, son projet avait finalement avorté. Pour cette « œuvre-monde », il avait modelé plus de 200 figures et groupes. « Chaque groupe est un chef-d’œuvre, mais l’ensemble n’est pas fait pour une porte », écrit Bourdelle. Lui conçoit en 1911 la façade du Théâtre des Champs-Élysées, édifié avenue Montaigne à Paris, sous la conduite des architectes Auguste et Gustave Perret. Ses figures géométrisées s’y déploient en cinq bas-reliefs et une frise gigantesque. Manifestant une lumineuse intelligence de l’architecture et de l’inscription de la sculpture dans l’espace, il fait de ce théâtre un Parthénon moderne, aux formes à la fois archaïques et absolument actuelles. Il n’est plus alors l’admirateur béat de Rodin : le voilà devenu Bourdelle.

À voir
« Rodin / Bourdelle. Corps à corps »,
Musée Bourdelle, 18, rue Antoine-Bourdelle, Paris-15e, jusqu’au 2 février 2025, www.bourdelle.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°780 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : Antoine Bourdelle, devenir soi à l’ombre de Rodin

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