Église - Mécénat

RÉTROVISION

1873, le Sacré-Cœur, premier crowdfunding patrimonial

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 28 novembre 2018 - 888 mots

PARIS

Reconnu d’utilité publique, le projet de construction de la basilique qui domine Montmartre a pu voir le jour grâce à une grande souscription nationale dont les modalités ressemblent à bien des égards aux campagnes de financement participatif d’aujourd’hui.

Paris. En octobre dernier, le Louvre lançait la nouvelle édition de « Tous mécènes ! », une opération de financement participatif (crowdfunding) visant à récolter des fonds pour restaurer l’arc du Carrousel. C’est désormais une formule courante, puisque depuis 2010 l’institution sollicite la générosité du public pour financer des acquisitions ou des restaurations majeures. L’exemple du Louvre a d’ailleurs fait des émules, car en quelques années le nombre de campagnes de crowdfunding a littéralement explosé. Quantité d’établissements, publics comme privés, proposent ainsi au public d’apporter sa pierre à l’édifice en permettant de plus en plus souvent de parrainer un élément spécifique. On se rappelle par exemple de la Bibliothèque nationale de France proposant, il y a peu, d’adopter une lampe de la salle Ovale ou du château de Vaux-le-Vicomte une statue.

Si ces campagnes de financement participatif se multiplient et concernent un nombre stupéfiant de projets, des plus grands musées aux structures les plus modestes, elles ne sont toutefois pas une invention du XXIe siècle. Le premier exemple de grande ampleur remonte en effet à la IIIe République. De par la mobilisation massive de bienfaiteurs et ses modalités visionnaires, le projet titanesque de construction de la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre peut ainsi être considéré comme la première icône patrimoniale née d’une opération de crowdfunding. Le principe de souscription populaire n’est pas né avec ce chantier ; tant s’en faut. Cette méthode de levée de fonds était courante au XIXe siècle pour récolter l’argent pour l’érection d’une statue en l’honneur d’un grand homme, voire déjà pour restaurer des monuments. Toutefois les sommes récoltées pour Montmartre furent d’une ampleur inédite. Les spécialistes avancent ainsi le montant faramineux de 45 millions de francs de l’époque, donnés par dix millions de personnes ! Plus important encore, les modalités de cette levée de fonds étaient totalement avant-gardistes et préfigurent des pratiques ayant toujours cours.

Un financement « en kit »

Cette exceptionnelle aventure patrimoniale débute, non pas comme on le lit trop souvent en réaction aux événements de la Commune mais, en 1870 lors de la défaite militaire de la France contre la Prusse. Le philanthrope Alexandre Legentil et le peintre Hubert Rohault de Fleury font alors le vœu de construire une église consacrée au Sacré-Cœur de Jésus en réparation. L’archevêque de Paris, Monseigneur Guibert, approuve ce vœu et choisit le site de Montmartre pour édifier le monument. En 1873, ce dernier obtient de l’Assemblée nationale une loi qui déclare d’utilité publique la future basilique, ce qui permet que le terrain soit affecté à la construction d’une église et rend donc les expropriations possibles. Cette décision donne le vrai coup d’envoi du projet et incite ses initiateurs à rationaliser la recherche de fonds. Les promoteurs ont alors une idée de génie afin de faciliter l’appropriation du chantier par les souscripteurs et d’impliquer le plus grand nombre, y compris les donateurs les moins fortunés : le financement « en kit ». Ils mettent alors en place un dispositif appelé à faire florès, encore largement usité aujourd’hui, permettant aux donateurs de s’incarner symboliquement dans une fraction du bâtiment. Pour financer la construction d’une des chapelles de la crypte ou de la basilique, il fallait par exemple débourser entre 50 000 et 100 000 francs ; une somme considérable qui explique que ces éléments aient souvent été parrainés par des paroisses ou des confréries. En revanche, pour une colonne, ou un pilier, il fallait donner entre cinq et dix mille francs, en fonction de sa dimension. Cette vente à la découpe concerne tous les éléments de l’église : des morceaux du porche, les escaliers menant au clocher, les bénitiers, mais aussi les orgues, les statues ou encore les mosaïques. Plus surprenant, on peut adopter les pierres elles-mêmes. Plus abordables et plus nombreuses que les autres éléments lapidaires, elles ont d’ailleurs suscité un engouement massif. Proposées entre cent et trois cents francs, en fonction de la taille et de leur emplacement, elles offraient le précieux avantage de pouvoir porter et afficher le nom du donateur. C’est pourquoi l’intérieur du bâtiment égrène sur les pierres et les moellons les noms ou les initiales de nombreux souscripteurs. Une sorte de préfiguration des murs des donateurs qui fleurissent de nos jours à proximité des œuvres acquises ou restaurées par des bienfaiteurs ou sur les sites internet des campagnes de crowdfunding.

De la même manière que les organisateurs de campagnes de financement participatif tirent profit de la toile et des réseaux sociaux, les promoteurs de la Belle Époque savaient aussi parfaitement exploiter le potentiel des outils modernes de leur temps, à commencer par la publicité et la presse. Une publication officielle, Le Bulletin, est par exemple éditée à partir de 1873. Comme les sites internet d’aujourd’hui, celle-ci rendait compte de l’avancée des travaux, récits et dessins à l’appui, et publiait les noms des principaux mécènes. Déjà à l’époque il y a en effet l’idée d’offrir des contreparties différenciées en fonction des dons. Les plus gros souscripteurs étaient ainsi largement honorés et même invités à des visites de chantier privées avant la lettre. Des pratiques, d’une troublante actualité, qui ressemblent terriblement aux contreparties réservées aux mécènes contemporains.

 

 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°512 du 30 novembre 2018, avec le titre suivant : 1873, le Sacré-Cœur, premier crowdfunding patrimonial

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