« La langue de l’Europe, c’est la traduction. » La célèbre formule d’Umberto Eco nous encourageait, dans les années 1990, à refuser la domination d’une seule langue vivante sur le vieux continent, un « global English » (« globish »).
Aujourd’hui, nous pourrions voir plus loin, évoquer « la langue du Monde » en confiant à l’intelligence, aux connaissances, aux subtilités des traducteurs la magie de nous faire pénétrer dans la diversité des cultures. Mais voilà qu’à présent ces compétences ne suffisent plus ; l’identité, comme critère de sélection, est mise en exergue par ceux dont la radicalité contamine le débat public.
Deux écrivains, la Néerlandaise Marieke Lucas Rijneveld et le Catalan Victor Obiols viennent d’être récusés pour traduire la jeune poétesse afro-américaine Amanda Gorman, devenue célèbre après avoir récité son poème « La colline que nous gravissons » lors de l’investiture de Joe Biden. Il leur a été signifié, sans doute sous la pression des agents ou de l’éditeur d’Amanda Gorman, qu’ils n’avaient pas le profil adéquat pour ce travail et qu’il valait mieux faire appel à une femme, jeune, militante et de préférence noire. Aux Pays-Bas, l’éditeur Meulenhoff s’est excusé, comme un enfant ayant fait une bêtise, de son premier choix ; en Espagne, Univers n’a pas commenté sa rétractation. En France, Fayard a retenu l’artiste belgo-congolaise Lous and the Yakuza. La traduction sera accompagnée d’un avant-propos de l’animatrice vedette de télévision américaine, Oprah Winfrey.
« C’est une forme de racisme », a tancé Alain Mabanckou dans une vidéo postée sur son compte Facebook. « La littérature grandit parce qu’elle traverse les frontières, elle ne devrait pas être tributaire d’une certaine couleur », a ajouté l’écrivain franco-congolais. Pour l’auteur du Monde est mon langage (Grasset, 2016), « cette polémique au lieu de grandir l’œuvre est en train de chercher à l’enfermer dans cet instinct grégaire qui est incompatible avec la force de la littérature. C’est le désastre auquel nous assistons, hélas. »
Bien sûr, le monde littéraire, comme le monde artistique, reste majoritairement blanc et masculin, mais la lutte extrémiste pour la diversité se retourne contre les principes convoqués et nous entraîne dans l’impasse des replis identitaires. En France aussi, un an avant l’élection présidentielle, le débat public a pris une polarisation, une violence qui inquiètent. Courage, alors, à Pap Ndiaye, le nouveau directeur du Palais de la Porte-Dorée, qui abrite le Musée national de l’histoire de l’immigration. Les migrations coloniales et postcoloniales sont un terrain politiquement brûlant, a-t-il déclaré au Monde, à nous de les mettre à bonne température. L’historien écarte la confrontation de positions binaires, veut donner toute sa place à la nuance et soutient qu’apaiser ce n’est ni édulcorer, ni occulter. La polémique sur les études postcoloniales et intersectionnelles le préoccupe, poursuit-il, car elle intervient au moment où celles-ci commencent à trouver une toute petite place dans les universités françaises. Effectivement, si l’on en croit les travaux de l’enseignant-chercheur, spécialiste des sciences du langage, Albin Wagener, le « décolonial » n’est le sujet que de 0,019 % des thèses soutenues ou en préparation ; quant à « l’intersectionnalité », elle est encore plus minoritaire, 0,015 %. La ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, en stigmatisant ces recherches, tout comme un « islamo-gauchisme » dévastateur, a donc absurdement jeté de l’huile sur un petit brasier. Mais celui-ci s’est enflammé, car, dans la vivacité des idées, le prestige d’une posture radicale l’emporte, malheureusement en ce moment, sur la nuance.
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Une autre contamination
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°564 du 2 avril 2021, avec le titre suivant : Une autre contamination