La chronique d'Emmanuel Fessy :

« Toxique », vous avez dit « toxique » ?

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 8 juin 2016 - 610 mots

Par le biais d’une dépêche d’agence tombée en avril, le verdict a fait le tour du monde : le travail de Damien Hirst est « toxique ».

Les réservoirs vitrés remplis de formol dans lequel l’artiste britannique immerge des cadavres d’agneaux, de vaches et de veaux tronçonnés dégagent un gaz cancérigène. La sentence à l’égard d’un artiste sulfureux a connu un succès fulgurant car elle se parait d’habits scientifiques. Elle avait comme source le site Internet d’une revue britannique, Analytical Method – adoubée par la Société royale de Chimie –, qui publiait le résumé d’une recherche effectuée par six chimistes.
Ce résumé de quinze lignes d’une étude intitulée « La télédétection d’émanation de formaldéhyde dans des environnements intérieurs » avertit tout d’abord son lecteur que cette recherche portait sur l’utilisation d’un nouveau capteur pour détecter les émanations de formaldéhyde, un gaz cancérigène. Le capteur est porté par une personne dotée d’un bracelet, l’information recueillie est transférée via Bluetooth à un smartphone, un logiciel permettant de l’inscrire sur une échelle de couleurs. Le résumé précise ensuite que ce nouvel outil a été expérimenté dans deux lieux : à la Tate Modern, à Londres, en 2012, lors de la rétrospective « Damien Hirst » où le capteur a constaté que certaines pièces dégageaient dix fois plus de gaz cancérigène que la norme légale, et au Palais d’été à Pékin, où des vapeurs ont été enregistrées, sans plus de précisions chiffrées, mais là, la sentence est passée inaperçue.

Pour quelles raisons scientifiques avoir associé deux lieux si disparates dans cette recherche ? Le résumé de la recherche est muet, le lecteur relève simplement que, parmi les noms des six chercheurs figure un patronyme chinois… Le court texte n’informe pas davantage sur la méthode employée. Le lecteur doit alors supposer que le chercheur s’est glissé parmi les visiteurs, à l’insu des deux institutions ; il ignore, en outre, si les captations ont été répétées à différents moments de la journée et sur plusieurs jours… Il peut aussi se demander pourquoi l’alerte devant un tel danger mortel, causé par les vitrines de Damien Hirst, a été publiée quatre ans après la constatation des faits.

Beaucoup de bruit pour rien

Dans le quotidien The New York Times, l’un des six chercheurs, Pier Giorgio Righetti, professeur au Politecnico, la célèbre université milanaise, battait en retraite. Il rappelait que le but initial de la recherche était de tester un nouveau capteur, il ne croyait pas que les 450 000 visiteurs de passage à la Tate Modern lors de la rétrospective « Hirst » aient été exposés à des effets nocifs, mais l’interrogation restait pendante pour les gardiens. La Tate Modern assurait, sans surprise, que la sécurité de son personnel comme celle de ses visiteurs était un objectif essentiel, que la solution de formaldéhyde était très diluée et que les réservoirs étaient scellés. Les syndicats ne se sont pas emparés de l’affaire. Quant à Damien Hirst lui-même, il répliquait que si les niveaux affichés avaient réellement existé, les yeux des visiteurs auraient pleuré à flot et ceux-ci auraient subi « un inconfort physique sérieux ».

Beaucoup de bruit pour rien ? Pour gagner des points auprès de leurs pairs et être promus à de meilleurs postes, les docteurs d’Université ont besoin de publier. Ce résumé d’étude et son utilisation sont finalement à l’image de la stratégie Hirst, réunissant les mêmes ingrédients qui font son succès et son discrédit : besoin de publicité, recherche du spectaculaire, de la provocation, du scandale, simplification du message, goût pour l’immédiateté et, in fine, manipulation jouissive du marché… Toxique ? S’il n’est pas plongé dans le formol, le serpent doit se mordre la queue.

Légende photo

Haut de couverture de Analytical Method - Source www.rsc.org

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°459 du 10 juin 2016, avec le titre suivant : « Toxique », vous avez dit « toxique » ?

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