L’œuvre de l’écrivain irlandais Samuel Beckett (1906-1989) ne cesse de faire l’objet de nouvelles lectures et relectures critiques soit par la théorie littéraire, soit par la psychanalyse, soit par la philosophie.
L’originalité de ses constructions littéraires, la beauté de son style et sa capacité à composer les textes avec une richesse créative fascine et interroge. Toujours expérimentale, toujours énigmatique, son œuvre permet de poser les termes d’un débat sur les effets de la construction de ses textes en deux langues (anglais et français), sur le rejet de la convention des récits réalistes, sur les effets de l’utilisation de la voix narrative et, surtout, sur l’effondrement de la langue.
Samuel Beckett a construit une œuvre inédite et il a essayé de bien trouver un ordre qui puisse accommoder le désordre de l’expérience du quotidien. Héritier de la crise de la représentation des arts en général, et de la littérature en particulier, de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, Beckett propose pourtant une solution au moins paradoxale pour cette crise. Soit pour l’empêchement de la création, soit pour la volonté obsessionnelle d’écrire, cette proposition est claire dans le premier des trois dialogues qu’il échange imaginairement avec l’historien d’art Georges Duthuit, publiés dans la revue Transition en 1949 puis dans son livre Trois dialogues :
D. : Quel autre domaine peut-il y avoir pour le créateur ?
B. : Logiquement, aucun. Pourtant, je parle d’un art qui s’en détourne avec dégoût, las de ses maigres exploits, las de prétendre pouvoir, las de pouvoir, las d’accomplir un tantinet mieux la même sempiternelle chose, las de faire quelques petits pas de plus sur une route morne.
D. : Et qui préfère quoi ?
B. : L’expression du fait qu’il n’y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi exprimer, aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer.
Le paradoxe de Beckett par rapport au processus créatif est, au-delà du rejet des critères esthétiques traditionnels et typiques du réalisme classique, de montrer que l’impossibilité d’exprimer liée à l’obligation de le faire définit bien le destin de son œuvre et de sa pensée sur l’art contemporain. Le rejet systématique des critères esthétiques préexistants fait partie de la pensée beckettienne, principalement par la mise en relief de l’effacement du langage. Il dénonce l’art représentatif et dévoile l’illusion qu’elle produit.
Incroyance
La problématique du langage, posée plusieurs fois par la psychanalyse, par la linguistique et par la philosophie, a été investie aussi par la littérature. À cet égard, entrer dans l’univers beckettien suppose une compréhension de la manière dont il a créé une forme de s’exprimer originale par rapport à l’expérience subjective et littéraire avec le langage. Mais ce qui est intéressant, c’est de saisir ce qui structure le texte de Samuel Beckett, principalement dans son récit L’Innommable, par le biais de la théorie psychanalytique. Ce récit, le dernier de la trilogie de l’après-guerre, écrit en 1951 et publié en 1953, s’inscrit dans un mouvement d’effacement du langage et d’incroyance en l’autre. Sa structure est liée au contexte actuel des débats psychanalytiques sur l’inexistence de l’autre dans la société contemporaine et du non-rapport entre le mot et ce qu’il représente. Plus spécifiquement, le texte de Samuel Beckett ouvre la voie, à travers la fiction, sur les débats autour de la crise qui a traversé la subjectivité contemporaine vis-à-vis de l’autre social. Cette réponse beckettienne a été analysée à partir des lectures psychanalytiques sur la crise du sujet à l’époque actuelle, l’époque de « l’autre qui n’existe pas », thème dégagé par Jacques-Alain Miller et Éric Laurent dans le cadre du séminaire d’orientation lacanienne « L’autre qui n’existe pas », en 1996-1997.
Notre recherche s’est orientée vers trois parties fondamentales. Tout d’abord, comment les rapports du sujet avec la réalité sociale ont été construits chez Freud et chez Lacan et pourquoi ces rapports ont changé aujourd’hui ; comment, dans le contexte actuel, le discours de la science a gagné de la place comme discours dominant et a triomphé, allié au discours du capitalisme. Ensuite, l’étude de la thèse psychanalytique de « L’autre qui n’existe pas ». Enfin, le contexte littéraire dans lequel Beckett a conçu son œuvre à partir d’un débat de quelques expériences littéraires du XXe siècle construites et marquées aussi par l’effondrement de la langue et de l’inexistence de l’autre.
Un rapprochement raisonné du texte beckettien – précisément le dernier récit de L’Innommable – et de la théorie psychanalytique – les thèses sur l’inexistence de l’autre – a été effectué afin de comprendre comment le texte beckettien est une sorte de dénonciation fictionnelle et ironique de l’inexistence de l’autre et comment il dévoile que les rapports sociaux sont « en son fond une escroquerie », selon une expression de Jacques-Alain Miller dans Clinique ironique.
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Samuel Beckett ou l’effondrement du langage
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°344 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Samuel Beckett ou l’effondrement du langage