Résistance
Il existe un front dans la guerre en Ukraine dont les journaux d’information ne parlent pas. Celui-ci ne se déroule ni dans les villages ni dans les tranchées, mais dans les livres et les musées : la résistance culturelle. Longtemps niée, l’histoire de l’art ukrainien a été en partie absorbée dans ce que l’on appelle, sans nuances, l’art russe. L’instauration de la République socialiste soviétique d’Ukraine en 1919, après la révolution d’Octobre, marque le début de la russification de la région et de son histoire. Jusqu’à l’indépendance de l’Ukraine en 1991, les artistes qui y sont nés ou y ont travaillé ont donc été intégrés au récit officiel de l’art russe, et notamment au récit des avant-gardes, comme le Constructivisme. Et tant pis si nombre d’entre eux, peintres, écrivains, comédiens, etc., quand ils n’ont pas eu la chance de s’exiler en Europe ou aux États-Unis, ont disparu lors des purges staliniennes ou de l’Holodomor, la grande famine provoquée par les Soviétiques en 1932-1933. Kasimir Malevitch (1879-1935) est né à Kiev. Comme toujours, la réalité est plus complexe : né de parents polonais en Volynie (une ancienne région de la Pologne), il a été formé à Moscou, où il a exposé au Premier salon moscovite en 1911, et à Saint-Pétersbourg, où il a participé à l’Union de la jeunesse. Mais les faits sont têtus : Malevitch a bel et bien ouvert les yeux à Kiev, le 11 février 1879.
Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022 par Vladimir Poutine, les Ukrainiens se réapproprient donc l’auteur du Carré noir sur fond blanc, héraut du Suprématisme « russe », comme nombre d’artistes : Ilya Répine, El Lissitzky, Alexandra Exter, Vladimir Baranov-Rossiné, Sonia Delaunay, etc. En réalité, cette réécriture de l’histoire de l’art a commencé dès 2013, à la suite de la révolution Euromaïdan et de l’occupation de la Crimée par la Russie, un an plus tard. C’est à dater de ces événements que la Galerie nationale d’art de Kiev, ancien Musée d’art russe fondé en 1922, a pris conscience qu’il fallait regarder ses collections (plus de 14 000 œuvres) et son histoire sous un angle national nouveau, nettoyé de la russification. Cela a d’ailleurs donné lieu a une exposition organisée dans le cadre du centenaire de l’institution, dont le titre ne souffre aucune ambiguïté sur l’ambition politique du projet : « Du crépuscule à l’aube ». Visée par un tir de missiles, la Galerie nationale d’art de Kiev, comme d’autres musées ukrainiens, a mis à l’abri ses collections et envoyé une partie de ses œuvres dans des musées « refuges » à l’étranger. En Suisse, deux musées les hébergent actuellement : le Musée Rath à Genève et le Kunstmuseum à Bâle – nous en avons parlé dans le numéro précédent de L’Œil. Le premier accueille donc l’exposition « Du crépuscule à l’aube », quand le second présente simultanément une autre exposition, au titre tout aussi manifeste : « Born in Ukraine » (« Nés en Ukraine »). Car l’ambition n’est pas seulement de protéger les œuvres des bombardements ou des pillages, mais aussi d’exposer les artistes ukrainiens, de les faire connaître et de les intégrer dans un nouveau récit national qui, jusqu’à présent, était noyé dans une histoire officielle prétendument homogène de « l’art russe », qui irait de l’Empire de Russie à la chute de l’Union soviétique.
Désannexion
À Madrid, au Musée Thyssen-Bornemisza, une troisième exposition porte un message non moins politique, dont témoigne encore le titre : « Dans l’œil du cyclone : le modernisme en Ukraine, 1900-1930 ». Là encore, la plupart des œuvres, dont deux dessins de Malevitch, ont été évacuées d’Ukraine, notamment du Musée national d’art de Kiev et du Musée d’État du théâtre, de la musique et du cinéma. Cet accrochage, qui sera repris par le Musée Ludwig à Cologne au mois de juin, est accompagné d’un livre qui fera date, et que nous présentons dans la rubrique « Livres/médias » de ce numéro.
Dans une vidéo enregistrée pour l’ouverture de l’exposition madrilène en novembre 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky déclare que cet événement apporte « une vision de ce que la Russie essaye de détruire avec la guerre », montrant « combien l’Ukraine est liée à l’Europe ». Ce qui fait dire, dans les pages qui suivent, à l’historien de l’art et contributeur de L’Œil Itzhak Goldberg que, finalement, « l’art ukrainien doit une fière chandelle à Vladimir Poutine ». Car c’est bien un autre front de guerre, culturel donc, qui se déroule sous nos yeux : la désannexion de l’histoire de l’art ukrainien du récit officiel des avant-gardes russes.
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Résistance / Désannexion
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°763 du 1 avril 2023, avec le titre suivant : Résistance / Désannexion