Art moderne

Regards de l’Est sur l’abstraction : Otto Freundlich, Étienne Béothy, Jean Leppien

Par Denise Vernerey-Laplace · Le Journal des Arts

Le 9 mai 2012 - 688 mots

La vie et l’œuvre d’Otto Freundlich (1878-1943), de Kurt Leppien, (1910-1992) et d’Istvàn Beöthy (1897-1961), acteurs des avant-gardes allemande et hongroise autant que française, illustrent une page de la création exilée au XXe siècle.

Ces acteurs « discrets » des transferts artistiques entre l’Est et l’Ouest ont creusé des sillons dans les champs de l’abstraction. Ami des expressionnistes et des surréalistes, le Poméranien Otto Freundlich s’installe au Bateau-Lavoir en 1907 ; dans l’atelier voisin Pablo Picasso est au chevalet des Demoiselles d’Avignon. Ami de Georges Braque, Juan Gris et Max Jacob, Otto Freundlich n’adhère néanmoins pas au cubisme. En 1914, il rejoint les cuirassés allemands. Istvàn Beöthy, fils de l’aristocratie hongroise, combat à l’âge de 17 ans dans les troupes de la Double Monarchie. Kurt Leppien, enfant des rives de l’Elbe, fête ses 5 ans sous les bombardements. Dans les années 1920, Otto Freundlich est un passeur infatigable entre Berlin, Cologne, Munich et Paris où Istvàn Beöthy rejoint en 1925 les Hongrois exilés et choisit le prénom d’« Étienne »… Kurt Leppien, élève de Josef Albers et de Vassily Kandinsky au Bauhaus de Dessau, se réfugie à Paris en 1933, comme Otto Freundlich. Rebaptisé « Jean » Leppien, il suspend toute création et survit grâce aux « petits boulots » que lui procure l’agence de voyages soviétique Intourist.

Synthèse des arts
L’affrontement conceptuel entre avant-gardes et totalitarisme les rattrape. Otto Freundlich, le peintre juif pionnier de l’abstraction. Étienne Béothy, le sculpteur théosophe, dont les monuments funéraires sont une épure géométrique. Jean Leppien membre de Kostufra, cellule communiste du Bauhaus. En 1937, à Munich, l’« Exposition de l’art dégénéré » présente le masque monumental et abrupt du Nouvel Homme – reproduit sur la couverture du catalogue –  et la Petite Tête d’Otto Freundlich. L’un et l’autre ont disparu dans les razzias nazies, comme les œuvres abandonnées à Berlin en 1933. Interné, déporté, Otto Freundlich meurt à Sobibor en mars 1943. Jean Leppien est emprisonné à Bruchsal ; sa femme, Suzanne Ney, juive hongroise, connaît l’enfer d’Auschwitz. Ils se retrouvent en 1944 à Paris. Étienne Béothy est entré dans la Résistance au sein de la Hongrie libre.
Il appartint à ces générations artistiques de justifier l’abstraction. Dans ses écrits allemands, Otto Freundlich exhorte l’artiste aux combats sociaux et politiques d’un « communisme cosmique », réfute la mimesis au nom d’une « morale optique ». Proche d’Albert Einstein, il inscrit le Temps au cœur de l’œuvre. Étienne Béothy, membre de la loge Akadémos au Grand-Orient, puisant au Timée de Platon, à la pensée pythagoricienne, aux écrits de la Renaissance, définit dans son texte « La Série d’Or » un outil harmonique de la création régi par le nombre π. Plus discret, Jean Leppien décrit au cours d’entretiens ou dans les pages autobiographiques de Regards par-delà (1) une esthétique qui tend à la synthèse des arts.

Abstraction concrète
Les trois artistes tissent leurs réseaux. Chez Colette Allendy, Jeanne Bucher, Denise René, ils rencontrent les critiques Charles Estienne, Michel Ragon, et s’imposent dans les cercles de l’abstraction géométrique. Otto Freundlich rejoint en 1929 Michel Seuphor, Piet Mondrian, Theo Van Doesburg… au sein du groupe Cercle et Carré. En 1931 il suit Joaquìn Torrès-Garcia dans Abstraction-Création où il côtoie Étienne Béothy, Auguste Herbin, Le Corbusier… En 1939 Freundlich retrouve Béothy au Salon des Réalités Nouvelles et expose aux côtés de Raoul Hausmann, Kasimir Malevitch… En 1946, les Réalités Nouvelles réservent un « Hommage à Otto Freundlich, Robert Delaunay, Raymond Duchamp-Villon, Vassily Kandinsky ». Étienne Béothy est vice-président du groupe où Jean Leppien croise Nelly Van Doesburg, Sonia Delaunay, Albert Gleizes, Jean Arp, Jean Deyrolle, Georges Vantongerloo et la compagne d’Otto Freundlich, Jeanne Kosnick-Kloss… À la demande de Nina Kandinsky, Jean Leppien traduit avec Suzanne Ney Point et Ligne sur plan, puis les cours de Kandinsky au Bauhaus. Il se rapproche d’André Bloc et du groupe Espace, mais aussi des Italiens du Movimento d’Arte concreta.
Ces trois créations exilées ont imposé leur libre sensibilité à l’abstraction concrète. Leurs œuvres dynamiquement composées de formes colorées, de rythmes inspirés de Bach autant que de Schönberg, ne s’éloignent jamais d’un profond humanisme.
 

(1) éd. Messidor, 1991.

 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°369 du 11 mai 2012, avec le titre suivant : Regards de l’Est sur l’abstraction : Otto Freundlich, Étienne Béothy, Jean Leppien

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