Foire & Salon - Histoire de l'art

L’histoire de l’art est-elle à vendre ?

Par Stéphane Corréard · Le Journal des Arts

Le 13 novembre 2024 - 612 mots

Comme le démontre chaque année un peu plus la semaine d’Art Basel Paris, le temps où s’opposaient structures privées et publiques est révolu ; fondations et musées associent désormais leurs forces pour, espère-t-on, « faire rayonner la France ».

Mais l’asymétrie de leurs relations s’accentue : alors que les fondations pèsent sur le budget de l’État, via la défiscalisation, elles dominent sur le plan des moyens (voire en prestige) nos institutions les plus installées, lesquelles doivent trouver toujours davantage de financements privés.

Même pour les structures non subventionnées, la confusion des genres s’installe ; ainsi la Pinault Collection revendique-t-elle l’appellation « musée », alors qu’elle est une entité marchande (au capital de 130 millions d’euros), dans un groupe qui possède la principale maison de ventes aux enchères mondiale. Certes, d’anciens éminents serviteurs de l’État émargent à la tête de ces établissements privés. Mais les dirigent-ils vraiment ? On peut s’interroger, tant les positionnements de ces établissements diffèrent. Ainsi, les programmations de la Fondation Louis Vuitton et de la Bourse de commerce témoignent d’un net tropisme américain – et masculin (Mark Rothko, Andy Warhol et Ellsworth Kelly d’un côté, Charles Ray, David Hammons ou Mike Kelley de l’autre). Déformation de collectionneurs formés à une époque où New York avait « volé l’idée d’art moderne », ou stratégie marketing d’acteurs du luxe, dont les États-Unis sont le premier marché ?

Cette vision devient heureusement marginale dans les musées et événements internationaux, qui la jugent de plus en plus désuète, voire toxique, et explorent des récits alternatifs, plus en phase avec un monde inclusif et multicentrique.

Mais, habitués à diriger avec autorité, les hommes d’affaires n’hésitent plus à revendiquer leur prééminence sur les scientifiques qu’ils appointent : le catalogue de l’exposition Kelly à la Fondation Louis Vuitton précise ainsi que ce projet a « été approuvé par Bernard Arnault, par ailleurs collectionneur de l’artiste depuis longtemps» ; François Pinault est allé jusqu’à s’autoproclamer commissaire, s’octroyant l’emblématique exposition « Ouverture » de la Bourse de commerce.

Le déséquilibre s’accentuera encore quand, en mars 2025, le Musée national d’art moderne (Mnam) fermera ses portes, le Centre Pompidou devant être rénové. En effet, aucune solution de continuité n’est prévue : le « récit national » de l’histoire de l’art, transmis là par nos plus distingués conservateurs, disparaîtra pour cinq ans, a minima.

Emmenée par le marchand Daniel Templon, une poignée de personnalités, dont le critique Nicolas Bourriaud, l’artiste Daniel Buren ou le collectionneur Jean Claude Gandur, ont cosigné en juin une pétition soulignant que si les fondations « contribuent à notre enrichissement culturel », « il ne faudrait pas laisser le champ libre au secteur privé et les laisser se substituer, malgré [elles], au service public ». Sans succès.

Imaginerait-on un bien commun essentiel disparaître si longtemps sans solution alternative ? La Bibliothèque publique d’information, également abritée par le Centre Pompidou, sera, elle, déplacée le temps des travaux. La mission du Mnam serait-elle jugée d’une moindre importance, ou utilité ?

Certains choix des « musées » privés provoquent de légitimes interrogations. Par exemple, alors que la Fondation Louis Vuitton célèbre en ce moment le pop art [« Pop Forever… »], elle en érige comme figure tutélaire Tom Wesselmann, pourtant considéré par les spécialistes au deuxième voire troisième plan derrière Warhol, Jasper Johns, Robert Rauschenberg ou Roy Lichtenstein.

Cas inverse à la Pinault Collection, qui met à l’honneur l’Arte povera. Abondamment collectionnées par l’homme d’affaires, les stars du marché Giuseppe Penone ou Michelangelo Pistoletto y sont surreprésentées… mais l’exposition néglige un artiste aussi considérable que Piero Gilardi, que le site Internet du Centre Pompidou présente de son côté comme le « père » du mouvement.

Ces distorsions n’ont rien d’anecdotique ; l’histoire de l’art est en voie de privatisation accélérée : la « post-vérité », les « vérités alternatives », s’y attaquent désormais directement.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°643 du 15 novembre 2024, avec le titre suivant : L’histoire de l’art est-elle à vendre ?

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