« Je hais les tours de Saint-Sulpice
Aussi, lorsque je les rencontre
Je pisse
Contre »
Ainsi, rimait richement, au tournant du dernier siècle et de celui-ci – mais la rime, en l’occurrence, ne l’avait-elle pas une fois de plus emporté sur la raison ? – le délicat poète et hydropathe Raoul Ponchon. Ponchon est aujourd’hui bien oublié, et je laisse à chacun, au vu de ces vers immortels, de décider s’il pousse plus loin la connaissance de leur auteur et s’il y a lieu de faire appel du jugement par contumace de la postérité.
Pour ma part, je n’ai rien contre les tours de Saint-Sulpice et je ne connais personne qui fasse profession de les haïr au même point que Ponchon. Pourtant, lorsqu’il m’arrive de longer la majestueuse église édifiée par Servandoni et embellie par Delacroix, le quatrain blagueur de Ponchon vient souvent taquiner ma mémoire et, par une association d’idées automatique, entraîne l’évocation d’une anecdote également liée à Saint-Sulpice et, pour moi, à l’enfance.
C’est mon père, en effet, un jour déjà bien lointain qu’avec lui je passais place Saint-Sulpice, qui m’avait raconté cette histoire, en me la donnant pour argent comptant. Deux architectes différents, à l’en croire, avaient été retenus pour bâtir l’un la tour Nord, l’autre la tour Sud. Jaloux et se défiant l’un de l’autre, les deux hommes avaient travaillé en parallèle, mais chacun interdisant à son rival l’accès de son propre chantier et dérobant à sa vue, au moyen de bâches, l’avancement de son chef-d’œuvre. Vient le jour de l’inauguration. On dévoile les tours. De l’avis unanime, la tour Nord est jugée équilibrée, ornée, harmonieuse, réussie, la tour Sud maigrichonne, boiteuse, ringarde, pour tout dire ratée. Raillé, humilié, désespéré, de dépit et de rage l’artiste malheureux enjambe la balustrade, se jette dans le vide et vient s’écraser quelques dizaines de mètres plus bas devant la foule horrifiée et sous les yeux de son concurrent.
L’espace morcelé
J’avoue n’avoir jamais éprouvé le besoin – pourtant aisé à satisfaire – de vérifier l’authenticité de ce récit dramatique qui a toutes les apparences d’une légende. Ce qui est certain, c’est que la façade de Saint-Sulpice est et demeure curieusement dissymétrique. Vraie ou forgée, l’histoire des deux architectes rivaux concrétisée par cette église qui en subit les conséquences me semble une assez jolie métaphore, et des plus symboliques, de la fâcheuse incohérence qui préside trop souvent, et fait finalement tort aux plus ambitieuses opérations d’architecture, d’urbanisme et d’aménagement.
Comme les instruments et les membres d’un orchestre dans l’exécution d’une symphonie, toutes les parties d’un bâtiment doivent jouer un rôle coordonné dans l’esthétique et le fonctionnement de celui-ci. Un monument ne saurait être conçu et réalisé séparément de la rue, du quartier, de la ville dont il est censé être un élément et un ornement structurant, une ville devrait être pensée, modelée et modulée en fonction du territoire dans lequel elle s’insère, s’imbrique et s’implique.
Or, que voyons-nous ? L’espace morcelé, le temps émietté, les budgets laminés, la conception, la volonté, la décision paralysées, remises en cause, altérées. Les plus grands, les plus beaux projets voguent, tanguent, roulent, s’interrompent, repartent, s’enflent, diminuent, s’enlisent, échouent au gré des alternances politiques, des querelles partisanes, des fureurs écologistes, de la spéculation immobilière, des luttes de pouvoir entre chefs d’État, grands féodaux, maires et architectes. Les miracles de rapidité que permet la technique sont annihilés par les prodigieux effets de la force d’inertie. Trop de décideurs tue la décision, trop de partenaires tue la concertation, trop de temps tue l’enthousiasme, trop de démocratie tue l’ambition.
L’opération Seine rive gauche
Alors, on marche au coup par coup, on avance à tâtons dans le brouillard. Ici, on fait un beau "geste", là on fait un grand "signe", émergeant d’un patchwork de médiocrités diverses. On ne tire plus de plans, ni sur la comète, ni sur l’avenir. L’Arche magnifique insulte par sa pureté au Lego disparate qui l’environne. À force de talent, de travail et d’argent, on insuffle au Louvre cette accumulation, une cohérence qu’il n’avait jamais eue, mais nul ne saurait dire pourquoi, pour et contre qui, à la suite de quelle juxtaposition d’intérêts, d’incapacités, d’incohérence et d’incurie la rive droite de la Seine, à Paris, entre avenue Ledru-Rollin et périphérique a été défigurée, déshumanisée. De l’autre côté du fleuve, on décide de construire une grande bibliothèque, élément monumental, intellectuel et social structurant d’un quartier jusqu’alors à l’abandon, et promis, nous dit-on, au plus grand destin.
Mais l’opération Seine rive gauche est soigneusement déconnectée de l’opération "TGB", décalée dans le temps, vouée aux aléas des concours, des financements, des édiles, des architectes, et des promoteurs qui se succéderont sur ces 130 hectares au long des cinquante années à venir. Voierie sous-dimensionnée, parkings insuffisants, coupure entre esplanade et Seine, incertitude sur la couverture des voies partant d’Austerlitz, réseau de transports en commun suivant son petit bonhomme de chemin... Que dirait-on d’un chirurgien qui tenterait de raccorder aorte et capillaires, et qui étalerait sur trois semaines une greffe cœur-reins-poumons ? On ne sait pas, on ne sait plus faire une rue, un quartier, a fortiori une ville. Pièces et morceaux, nos villes sont des collages démesurés, des organismes cancéreux et menacés par la thrombose, d’étranges puzzles dont les pièces ne s’emboîtent plus. Regardez Paris d’un peu plus haut. Comment avons-nous pu, venant d’où nous venons, aboutir à cette horreur banale ? La réponse a été donnée dans une affaire retentissante et récente : tous responsables, mais pas coupables !
Pourquoi nous refusons-nous à voir les choses en face ? Les théoriciens de la tragédie classique avaient défini et illustré la règle des trois unités : unité de temps, unité de lieu, unité d’action. Ajoutez-y unité de goût et unité de décision, et vous aurez les cinq unités indispensables aux grandes réussites en matière d’architecture et d’urbanisme. Sans elles, pas de grands desseins, pas de grands dessins. Si Séti Ier, pharaon, Louis XIV, roi, Haussmann, préfet, avaient été assujettis aux règles actuelles, nous n’aurions pas Louksor, nous n’aurions pas Versailles, nous n’aurions pas Paris.
Eh quoi, faut-il passer par un régime autoritaire pour récolter ce genre de fruits ? L’autorité y suffit, dans le cadre des lois républicaines.
Il est de bon ton aujourd’hui de brocarder, notamment sur le plan esthétique, Ricardo Bofill, ex-enfant prodige de l’architecture, et, sur le plan politique Georges Fréche, ex-futur ministre. Quelques restrictions de détail que l’on puisse faire, Montpellier restera comme un des rares exemples contemporains de dialogue cohérent et fructueux, au moins amorcé, entre le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre, entre une ville et son évolution, entre le présent et l’avenir. Nous en reparlerons dans cent ans.
À moins que l’on ne préfère le système boîteux et louche où la main droite ignore ce que fait la main gauche, où la Charité se moque de l’Hôpital et où, pour reprendre l’amusante expression de Brassens, une des deux tours de Saint-Sulpice dit merde à l’autre.
Dominique Jamet a été président de l’Etablissement public de la Bibliothèque de France d’octobre 1989 à janvier 1994, date de la création de la Bibliothèque nationale de France.
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Les tours de Saint-Sulpice, ou les cinq unités
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Les tours de Saint-Sulpice, ou les cinq unités