Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer. Ce mois-ci William Blake
Notre hôte lui dit : « Dessine-moi Moïse ! », ou bien le roi David. Ou il lui demande de faire apparaître Jules César ou Edouard III. Et Blake, invariablement, de répondre : « Il est là. » Pendant ce temps, papier et crayon en main, il se met à dessiner, avec un mélange incroyable de calme et d’empressement, s’arrêtant de temps en temps pour regarder devant lui, comme si un modèle réel se tenait là. Alors John Varley – c’est le nom de notre hôte, celui qui organise ces séances, un astrologue ami du peintre – regarde intensément le vide devant Blake, et il a beau s’appliquer à regarder très fort, espérant être enfin récompensé de sa foi et de sa patience, il ne voit jamais rien. Une « vision », pour reprendre le terme du peintre, n’a manifestement pas la même signification dans l’esprit de ce dernier et dans celui de son fidèle ami. Parfois, Blake est obligé d’attendre longtemps avant que la « vision » ne lui apparaisse. Parfois, elle ne vient pas. Certains jours, elle s’éclipse sans prévenir, au beau milieu de son portrait. Alors, avec son impassibilité ordinaire, Blake déclare, avec le même ton que quelqu’un qui dirait « Tiens, il pleut » : « Je ne peux pas continuer. Il est parti. Je dois attendre qu’il revienne. » Ou bien : « Il a bougé. La bouche est partie. » Et même : « Il fronce les sourcils. Il n’est pas satisfait du portrait que j’ai fait de lui. » Et là, vous vous surprenez à regarder malgré vous derrière l’épaule du peintre, comme si vous vous attendiez à y trouver son modèle en train d’examiner le dessin en cours d’exécution. Je crois que le diable lui-même serait disposé à venir s’asseoir face à Blake, et à tenir poliment la pose avant de disparaître sans faire de bruit. La rumeur s’est répandue dans Londres de nos séances nocturnes qui attirent chaque semaine plus de public que l’on n’en peut accueillir. Blake y acquiert ainsi une réputation de plus en plus grande, même si l’opinion se divise entre croyants et rieurs. Lui reste totalement indifférent à tout ce tapage, concentré comme il l’est sur ce qu’il voit. La semaine dernière, il a dessiné l’homme qui a construit les pyramides – c’est ainsi qu’il nous l’a nommé –, dont le profil rappelait la forme même de ces monuments antiques. À côté, il a même fait un croquis de l’intérieur égyptien dans lequel il dit l’avoir vu. Mais c’est sans doute cette nuit qu’il a eu la vision la plus saisissante, à en juger par le résultat. Nous l’avons regardé longtemps, sans rien dire, faire naître un personnage effrayant devant nos yeux. Bien que de taille très modeste, cette œuvre donnait la sensation d’être gigantesque, tant le personnage qu’il y faisait surgir était musculeux, puissant et effrayant. Moitié humain moitié vampire, un peu reptile, il semblait s’abreuver dans un bol de sang. Cette bête terrible, sortie tout droit d’un enfer inconnu se tenait sur une sorte de scène, entre deux, rideaux, tel un acteur satanique, et elle nous regardait. Quelqu’un – était-ce Varley ? – a demandé doucement à Blake de qui il s’agissait. « De l’esprit d’une puce », a-t-il répondu comme s’il s’agissait d’une évidence. Personne, dans le public, y compris parmi les spectateurs les plus récents, n’a eu envie de rire.
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Le Jour où... William Blake a peint « L’Esprit d’une puce »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°726 du 1 septembre 2019, avec le titre suivant : Le Jour où... William Blake a peint « L’Esprit d’une puce »