Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer. Ce mois-ci William Turner.
Ils veulent tout voir, tout voir et tout savoir. L’autre jour, l’un de mes honorables collègues de la Royal Academy a cru pouvoir profiter d’un regrettable moment de faiblesse de ma part afin de violer mon intimité. Il faut dire que j’avais un peu abusé des boissons alcoolisées que l’on offre aux repas de notre noble assemblée. Voyant que je titubais un peu, celui-ci passa soudain son bras sous le mien, et je l’entendis me dire : « Mon cher Turner, donnez-moi donc votre adresse, que je puisse l’indiquer au cocher du fiacre, en lui recommandant de bien vous reconduire jusqu’à votre porte. » Ah ! le coquin, il m’a dégrisé. Un fiacre passait à ce moment-là, je me suis prestement dégagé de son bras, j’ai sauté dans la voiture et j’ai dit au bonhomme qui avait arrêté son cheval : « Filez tout droit ! » Ce n’est que lorsque nous avons tourné au bout de la rue que je lui ai indiqué mon adresse. Arrivé chez moi, à Chelsea, nous avons bien ri avec Miss Booth, ma chère Sophia, qui m’attendait tranquillement. Ici, je suis bien, personne ne sait qui je suis, les gens m’appellent l’amiral Booth. J’aime assez que l’on me prenne pour un marin. C’est assez vrai, d’ailleurs, quand on pense à toutes ces heures que j’ai dédiées à la mer. Là-bas, sur Queen Anne Street, c’est une autre affaire. Les gens en ont pour leur argent, et pour leur misérable désir voyeur. Lorsque j’ai commencé à peindre, la situation était bien différente. C’était au siècle dernier… Désormais le spectateur règne en maître. Il faut se soumettre ou tomber dans les oubliettes de l’histoire. J’ai donc aménagé ma maison selon les vœux de ceux qui la visitent. Ils pensent que je vis là. Il faut les voir, dès l’entrée, jeter des regards furtifs sur le moindre petit détail. Une redingote accrochée sur un porte-manteau et les voilà dans mon intimité ! S’ils savaient que je ne vis pas là, ils ne me le pardonneraient pas. Puisqu’il faut de nos jours se prêter à un tel jeu, je les emmène au premier étage, dans la galerie que j’ai aménagée pour les visiteurs et qui m’a demandé tant d’efforts avant d’obtenir l’éclairage que je souhaite pour mes tableaux. Je crois qu’avec ces filets de pêche que j’ai accrochés devant les grandes baies qui sont au plafond, en les recouvrant de grandes feuilles de papier, j’ai enfin la lumière à la fois tamisée et stable que je recherchais. La mer est bel et bien mon alliée. Lorsque les amateurs susceptibles de m’acheter des tableaux sont dans ce lieu, je propose toujours de les laisser seuls un moment. Certains protestent, mais en réalité tous sont ravis. Être seul chez moi, c’est sans doute se prendre un peu pour moi. Ce qu’ils ignorent, c’est ce que je fais durant ce moment d’absence. J’ai aménagé, dans la pièce contiguë à la galerie, un atelier où je peins, où personne ne rentre jamais, et dont tout le monde ignore l’existence. Au milieu du mur qui sépare les deux pièces, j’ai ménagé un judas, imperceptible côté galerie. J’adore m’en servir. Pendant que mes invités croient régner chez moi, jouissant du spectacle de ma peinture comme si elle leur était donnée, ils ignorent que le vrai spectateur, c’est moi, derrière cet œilleton, me régalant à regarder ceux qui regardent ainsi mon art.
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Le Jour où… Turner a aménagé sa propre galerie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°738 du 1 novembre 2020, avec le titre suivant : Le Jour où… Turner a aménagé sa propre galerie