L’irrésistible poésie de Turner

Paris. En exposant presque uniquement des œuvres provenant de la Tate Gallery de Londres – sur les soixante-dix numéros du catalogue, seule la toile Château de Kilgarren, Pembrokeshire (1798-1799) n’y est pas conservée –, le Musée Jacquemart-André ne prétend pas présenter une rétrospective du travail de Joseph Mallord William Turner (1775-1851). L’entreprise qui produit et réalise les expositions du musée (qu’il gère par ailleurs), Culturespaces, a d’ailleurs déjà organisé, avec succès, un tel événement à Aix-en-Provence en 2016. Moins didactique, cette exposition se concentre sur l’œuvre de Turner aquarelliste, les huit huiles sur toile n’étant là que pour montrer la manière dont le travail sur papier infuse dans ce médium.

Le fait que les œuvres soient toutes issues de la Tate Gallery a une autre conséquence. On sait – et le catalogue le rappelle – que le « legs Turner » qu’elle présente est constitué des œuvres conservées par le peintre pour une éventuelle exposition permanente qui lui serait consacrée par la National Gallery après sa mort (une centaine d’huiles), mais aussi du fonds d’atelier, dont Turner pensait qu’il serait détruit et qui contenait plus d’une centaine d’huiles inachevées et plus de 19 000 dessins, esquisses et aquarelles. Or toutes les aquarelles présentées à Jacquemart-André (dont beaucoup n’ont jamais été exposées en France) proviennent de l’atelier à l’exception de deux, fruits d’un legs par Beresford Rimington Heaton en 1940. Il s’agit du Château Saint-Ange, modèle de 1832 pour une gravure du livre The Life and Works of Lord Byron, et de L’Abbaye de Dryburgh, de la même année, modèle de la gravure pour un frontispice d’une édition des poèmes de Walter Scott. Les autres feuilles qu’on peut y voir n’étaient donc pas, pour la plupart, destinées à être montrées du vivant de l’artiste ou gardées après sa mort.

Certaines font partie de ces études que Turner réalise très rapidement sur le motif, ou le soir, à l’étape, lorsqu’il est en voyage, et qu’il garde pour y puiser lors de l’élaboration d’œuvres plus ambitieuses. D’autres sont des premières pensées et des essais pour des illustrations, des aquarelles de grand format ou des toiles. Il en est qui sont des aquarelles abouties ayant été exposées et mises en vente dans la galerie d’art personnelle du peintre. Mais les plus appréciées du public sont les études de couleurs ou de lumière très abstraites, dont il a souvent indiqué le sujet, qui montrent ses recherches formelles et qui étaient pour lui sans doute des œuvres à part entière, les poèmes picturaux d’un artiste qui s’exprimait aussi volontiers en composant des vers.

Le parcours, chrono-thématique, commence par une fraîche, et déjà romantique, Vue des gorges de l’Avon (1791, voir ill.), peinte à 16 ans, et Un moulin à vent sur une colline surplombant un vaste paysage avec la rivière Winding (1794-1795) inspiré du Moulin de Rembrandt, exposé en 1793 à Londres. On y mesure la culture artistique et la maturité du jeune Turner – qui était aristotélicien comme Joshua Reynolds – et sa révérence pour les peintres anciens.

Parmi les exemples des grands paysages grâce auxquels il se consacre dans le groupe des aquarellistes exposant à la Royal Academy, figure Château de Caernarfon, nord du Pays de Galles qu’il y a accroché en 1800, accompagné d’un poème. Ce véritable tableau d’histoire où l’artiste montre son admiration pour le peintre français Claude Lorrain remporta les suffrages du public. Turner devint académicien en 1802. Plus loin, Mer au clair de lune, falaises à l’arrière-plan (1796-1797) témoigne de sa précoce capacité de synthèse et de sa maîtrise de la couleur, même dans l’esquisse. Car, à côté de ces paysages baignés d’une lumière dorée pouvant rivaliser avec des huiles sur toile, apparaissent les premières pochades dans lesquelles le peintre traduit les impressions ressenties au cours de ses excursions ou, bien plus tard, au souvenir de celles-ci. C’est le cas du célèbre Navire ou navires sur la rivière Tamar : crépuscule (vers 1811-1814) qui a été exposé au Grand Palais en 2009.

En 1819, l’Anglais, qui s’est beaucoup déplacé dans sa vie, effectue son premier périple en Italie. Il y acquiert le goût des couleurs pures dont il tire des visions incandescentes. Une autre célèbre aquarelle, Venise : vue sur la lagune au coucher du soleil (1840, voir ill.), en témoigne. Tempêtes, pluie, aubes et couchers de soleil, nuits sous la lune sont, jusqu’à sa mort, des moments de grâce que Turner jette sur le papier.

Mais la fin de l’exposition nous rappelle qu’en 1850, à 75 ans, le peintre expose La Visite de la tombe, une toile illustrant un passage des Lettres de Didon à Énée d’Ovide. Ce romantique est bien plus un précurseur de Gustave Moreau et des symbolistes que des impressionnistes dont il ne partage pas la conception de la peinture.