AIX-EN-PROVENCE
L’exposition de l’artiste anglais à l’hôtel de Caumont, exceptionnelle par son ampleur et sa justesse, est ennoblie par l’«Â abstraction météorologique » résultant de son usage de la couleur.
Cet été, vous n’êtes pas obligé d’aller à Londres pour admirer à la Tate Gallery les œuvres de William Turner (1775-1851). Soyons honnête, la manifestation aixoise ne cherche pas à concurrencer l’immense collection de cet artiste dans son pays natal. Il n’en reste pas moins que l’exposition proposée au visiteur de l’hôtel de Caumont est un modèle du genre à tous points de vue. Non seulement les prêts sont de grande qualité, mais l’accrochage est d’une élégance extrême, et surtout, l’effort didactique est remarquable. Le parcours classique, chronologique et thématique suit l’évolution de l’œuvre de Turner, les différentes techniques qu’il emploie mais aussi ses déplacements en Angleterre et en Europe. Les panneaux explicatifs, une fois n’est pas coutume, évitent le jargon et fournissent des explications claires et précises.
« Chronomania »
La première section montre l’apprentissage du peintre. Sans surprise, Turner étudie les tableaux des maîtres anciens, essentiellement ceux de Poussin et de Claude Lorrain, mais en même temps il travaille sur le motif, pratiquant le dessin ou l’aquarelle. S’il se fait rapidement connaître grâce à ses esquisses d’architecture, c’est dans le paysage qu’il peut expérimenter la couleur et analyser la lumière. Certes, parfois il s’agit encore de tableaux d’histoire, de sujets religieux (Le Déluge, 1805) ou d’une volonté d’exprimer le sublime à l’aide de montagnes qui dominent et écrasent la nature environnante. Graduellement, toutefois, le sujet devient un prétexte quand l’artiste anglais se détache des motifs pittoresques pour analyser les effets chromatiques en eux-mêmes. Cette préoccupation, voire obsession de Turner pour la couleur, que la critique va nommer « chronomania », est remise ici dans son contexte. Si, en effet, Turner use des nouveaux pigments dès leur apparition sur le marché (bleu cobalt, jaune de chrome) et les applique directement sur la toile, il est également sensible aux différentes théories de la couleur, en particulier celle de Goethe (Zur Farbenlehre, 1810). Un des tableaux phares d’Aix-en-Provence constitue un véritable hommage au poète allemand (Lumière et couleur (théorie de Goethe), Le matin après le Déluge, Moïse écrivant le Livre de la Genèse, 1843). Ce titre à rallonge est emblématique de la modernité de Turner. À une époque où la remise en question directe du sujet est loin d’être admise, l’artiste choisit un thème qui échappe à la réalité et ne se plie à aucune contrainte descriptive. Au centre de la toile, une figurine à peine perceptible (Moïse ?) est suspendue derrière un rideau semi-transparent qui « voile » la représentation et crée un effet de relative illisibilité. Dans ce que l’on peut nommer une « abstraction météorologique », Turner réalise des effets atmosphériques dynamiques, rendus par des taches de couleurs contrastées et des lignes discontinues, produisant une nature bouillonnante, presque en éruption. Fasciné par les forces de destruction et de dissolution naturelles, le peintre libère les éléments – tourbillons de vagues, pluie, air ou nuées – qui avalent ou ravagent les formes. Cette violence est surtout perceptible dans ses paysages de déluge, tempête, brouillard ou vapeur, qui donnent une vision chaotique de la nature (Vagues se brisant sur un rivage [1840], Au large du Nore, vent et eaux [1845]). C’est face à ces œuvres « tachistes » qu’en 1816 le critique William Hazlitt remarque : « On dit de ses paysages que c’étaient des images du néant mais très ressemblants. » Turner met en cause les principes même de l’imitation à l’aide du paysage, ce lieu de fragilité mimétique. Monet, Cézanne ou les pionniers de l’abstraction feront de même par la suite. De fait, non seulement les impressionnistes reconnaissent leur dette envers Turner, mais un siècle plus tard Kandinsky emploiera une violence semblable dans ses paysages apocalyptiques, sa version contemporaine du Déluge.
Pour compléter ces feux d’artifice, deux chapitres. Le premier montre de splendides estampes qui permettaient à Turner de diffuser son œuvre. L’artiste collabore avec des graveurs et réussit à traduire les tons chromatiques en nuances de noir et de blanc. L’autre, intime, est une véritable surprise : ce sont des dessins érotiques d’une sensualité étonnante. Même un paysagiste notoire peut cultiver son jardin secret.
Commissaire : Ian Warrell
Nombre d’œuvres : 133
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Turner, tempête et passion
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Abonnez-vous dès 1 €jusqu’au 18 septembre, hôtel de Caumont-centre d’art, 3, rue Joseph-Cabassol, 13100 Aix-en-Provence, tél. 04 42 20 70 01, www.caumont-centredart.com, tlj 10h-19h, le vendredi jusqu’à 21h30, entre 13 €. Catalogue, éd. Hazan, 192 p, 29 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°461 du 8 juillet 2016, avec le titre suivant : Turner, tempête et passion