\" L'Histoire est un cauchemar dont je cherche à m’éveiller. \" C’est avec cette phrase de James Joyce en tête, comme une sorte de devise, que Sigmar Polke entreprend, un jour de 1988, un ensemble de vingt-deux tableaux, conçus en songeant au bicentenaire de la Révolution française, qui sera célébré l’année suivante.
L’Histoire comme cauchemar : Polke en sait quelque chose, lui qui est né en Allemagne de l’Est, où il a vécu jusqu’à sa douzième année. Quant à essayer de s’éveiller… C’est une tentative sans cesse à recommencer, au point que l’artiste se demande si tout son travail n’est pas une immense rêverie : une tentative, au cœur du cauchemar, d’ouvrir quand même les yeux. Alors ce bicentenaire, il lui semble qu’il peut en faire son affaire. Cela sera donc un ensemble de vingt-deux tableaux, conçus à sa manière : mélange d’images tramées et de peinture acrylique qui s’entremêlent jusqu’à l’hallucination. Au départ, il y a des gravures, certaines révolutionnaires, d’autres favorables à la monarchie, dont il se plaît à reprendre des détails, puis à les agrandir, afin de les reproduire sur sa toile, à l’encre d’imprimerie. Ensuite, il y a la peinture, telle une façon de maculer, de venir salir et brouiller l’image. Polke n’aime pas la clarté. Il lui préfère l’incertitude. C’est, pense-t-il en attaquant une toile de grand format – 225 x 300 cm –, sa façon à lui de s’affronter à l’Histoire.
L’artiste regarde une gravure contre-révolutionnaire où l’on voit, non loin d’une religieuse égorgée, deux enfants jouant avec une tête coupée, et il songe à sa propre enfance, en RDA, où on était obligé de devenir membre du mouvement de jeunesse. Ça s’appelait la « Jeunesse libre allemande ». Quelle ironie ! Dans le fond, se dit-il en isolant ce détail des deux enfants jouant avec le crâne, la terreur se cache toujours derrière la liberté imposée. Pensant cela, il dessine : un, deux, puis bientôt une douzaine de dessins qui sont pour lui comme autant de manières de faire sienne l’image détournée. Puis il en garde un, qu’il agrandit mécaniquement, jusqu’à ce qu’il devienne une trame noire, un ensemble de pixels, à la limite de la défiguration. C’est là, c’est à ce moment qu’il connaît bien et qu’il recherche dans chaque œuvre en cours, que la peinture peut intervenir, enfin. Comme s’il répondait à un appel, ou, en tout cas, à un besoin d’introduire l’imprévu et l’accident dans ce monde impitoyablement ordonné, Polke projette de grandes giclures d’acrylique sur sa toile, s’amusant à faire surgir de ce dripping un réseau mi-pictural mi-végétal. Il peint et il s’amuse, mais faisant cela il sait – il a, de fait, le sentiment de posséder, hélas, ce savoir depuis si longtemps – que si l’art est un jeu d’enfant, c’est un jeu sérieux et tragique, où ni les images ni ceux qui les créent ne peuvent prétendre à l’innocence. Le peintre s’arrête un moment, il regarde ce qu’il a fait, comme s’il le découvrait à l’instant et, contemplant ce chaos terrible, il se dit que, peut-être, il n’est pas vain de continuer, même et surtout si l’on ne parvient jamais à s’éveiller.
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Le jour où... Polke a peint Jeux d’enfants (1988)
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Commissaire : Guy Tosatto. www.museedegrenoble.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°663 du 1 décembre 2013, avec le titre suivant : Le jour où... Polke a peint Jeux d’enfants (1988)