PARIS
Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer. Ce mois-ci le cénotaphe de Boltanski
– Dis, pourquoi est-ce que je suis émue, ce ne sont que des boîtes ? – Oui, il y en a 646. – Mais je m’en fiche, moi, de leur nombre. Je suis émue et je ne sais même pas pourquoi. – Ce sont des boîtes à biscuits, des boîtes en fer-blanc. – Merci pour la précision, j’avais reconnu ! Moi je te parle d’émotion et toi tu réponds fer-blanc. La belle affaire. – Certaines sont rouillées, d’autres moins. – Tu vas continuer longtemps avec ta description ? Et puis, pourquoi tu emploies ce ton monocorde ? Tu es étrange aujourd’hui. – Elles sont toutes remplies. – Ben oui, de biscuits. Tu te souviens, quand on était enfant ? Chez grand-mère, le jeudi, quand elle ouvrait la boîte à biscuits pour nous. Celle qui était dans le buffet. Chaque semaine, elle l’ouvrait pour qu’on prenne des biscuits au beurre. Ça s’appelait des Petit Beurre. Hein, c’est ça ! Tu te souviens ? « Quatre oreilles et quarante-huit dents. » C’était le slogan. On commençait par les oreilles, à chacun son tour. – Tu vois, toi aussi, tu te mets à compter. Dans celle-ci, tu ne trouveras pas des biscuits, mais des archives, 1 200 photos et 800 documents. – Y’a pas de biscuits ! Oh, c’est triste. Chez grand-mère, y’en avait tout le temps. Chaque semaine, elle ouvrait la boîte, et on se servait. On avait le droit d’en prendre deux chacun, et la semaine suivante on recommençait. On ouvrait la boîte et là, miracle, elle était pleine, comme si elle n’avait jamais été ouverte avant. Mais alors, y’a quoi dans ces fameux documents pour qu’il les conserve si précieusement ? – Toute sa vie. – Il s’appelle comment, celui qui a fait ça ? – Christian Boltanski. – Et on peut les ouvrir, ces boîtes ? – Non, on sait juste qu’elles sont pleines. Un jour, il a dû vider son atelier. Alors il a mis tout ce qui s’y trouvait dans ces 646 boîtes. – Ça y est, tu recommences avec tes chiffres ! En tout cas, on voit qu’il a fait ça à la hâte. Tu as vu les lampes noires qui sont posées dessus ? Y’en a 32. Eh oui, moi aussi je sais compter. Ben ces lampes, avec leurs fils qui pendent sur les boîtes, on a l’impression qu’elles ont été posées là dans l’urgence. Comme s’il avait fallu déménager vite fait. Un peu comme lors d’une expulsion, par exemple. – Ce sont des lampes de bureau. – Tu as dis quoi ? Excuse-moi, je ne t’écoutais pas, je regardais les boîtes, la manière dont elles sont éclairées. Tu as vu comme c’est beau, la rouille. J’avais jamais remarqué ça avant, la beauté de la rouille sur une boîte de biscuits en fer-blanc. Ça y est, je suis de nouveau émue, mais là, je crois que je sais pourquoi. On peut vraiment pas en ouvrir une ? – Non, on peut juste les regarder comme ça, en sachant qu’à l’intérieur, il y a quelque chose de précieux, quelque chose qu’on ne peut pas voir mais qui est là. – En fait, je crois que c’est bien qu’on ne puisse pas les ouvrir. Ça les protège, tu vois, ça protège toutes ces traces du passé comme grand-mère protégeait les gâteaux de l’humidité dans sa boîte bien close. Est-ce qu’il a donné un titre à cette œuvre, ce Boltanski ? – Oui, ça s’appelle Les Archives de C.B. 1965-1988. – Ça fait pierre tombale, non ? Ou plutôt, comment on appelle ça, une tombe, quand il n’y a pas de corps dedans ? – Un cénotaphe. Tu sais, moi aussi, je suis ému.
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Le Jour où… Le cénotaphe de Boltanski
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : Le Jour où… Le cénotaphe de Boltanski