Le jour où... Fred Deux a dessiné Initiation (1985-1986)

Aujourd’hui est un jour particulier parce que Fred va terminer, il le sait, il l’a senti hier, comme si le papier chassait sa main, un grand dessin qui ne porte pas encore de titre. Ce sont quatre feuilles qu’il va falloir assembler, quatre feuilles qu’il n’a pas encore vues réunies, tant leur dimension – une fois accolées, l’ensemble fera 206 x 130 cm – excède le format de la table où il dessine. Alors, comme chaque matin, après avoir bu, très tôt, un café avec Cécile Reims, sa compagne, dans la cuisine du rez-de-chaussée, il monte l’escalier étroit qui le conduit à l’étage et pénètre dans l’atelier de droite, celui qui est côté jardin, où son dessin l’attend. Et il s’assied. Pendant un moment – fut-il long, fut-il court, il ne saurait le dire –, l’artiste reste sans rien faire. Du moins, sans dessiner. Comme s’il fallait, avant de pouvoir saisir un crayon, rentrer de nouveau dans la rêverie, celle-là même qui l’a porté hier et durant tant de jours et d’heures afin que surgisse ce dessin.
Alors il reste assis et il rêve, en regardant, à sa gauche, le jardin où, ce matin, il a nourri un corbeau. Il rêve et il revoit, une fois encore, la cave où il vivait, enfant, à Boulogne-Billancourt, avec ses parents et sa grand-mère. Il voit, comme si souvent, cette plaque d’égout, au milieu de la pièce, d’où, parfois, surgissaient l’eau et les rats, lorsque la Seine était en crue. « On se croyait dans une tombe », se dit Fred, et il reprend, sans s’en rendre compte, le crayon qu’il a abandonné hier soir, à même le dessin. Fred Deux dessine, mais la rêverie ne cesse pas : au contraire, elle s’accroît. Porté par son geste comme par un rituel tant de fois répété, il trace tel un somnambule des petits réseaux de lignes où le mur de brique de la cave peut enfin se métamorphoser en une mer infinie et libre. Pendant une heure, ou peut-être bien plus, il travaille ainsi, à plat, et à l’aveugle.

Depuis vingt ans, afin de protéger son dessin, il a pris l’habitude d’oblitérer une partie de son papier avec des feuilles ordinaires pour machine à écrire, tandis qu’il dessine dans la fenêtre ainsi laissée ouverte. Aveuglement choisi, et fécond. L’art ne vaut que s’il nous emmène vers l’inconnu. Et puis il y a les caches, ces feuilles où il prend désormais des notes, comme pour répondre à « l’appel » du papier. Quelque chose passe, à travers lui, qu’il prend sous la dictée. Cécile, qui travaillait à une gravure dans l’atelier du rez-de-chaussée, monte le rejoindre. Le chat aussi est là, sur le radiateur. Fred les regarde et se dit que c’est terminé. Il pose le crayon, prend les quatre feuilles et les dispose côte à côte, découvrant, avec Cécile, ce qui a été fait. C’est une forme en croix, sorte de corps onirique où l’humain vient s’unir à tous les règnes du vivant, qui surgit à la croisée des feuilles. En quatre endroits, tels des points cardinaux, des empreintes – deux paires de pieds et autant de mains, qui sont celles de Fred et de Cécile – disent de quelle étreinte procède une telle création. Cécile regarde le dessin, elle regarde Fred, puis elle lui demande : « Il s’appelle comment ? » Et Fred, qui l’ignorait un instant auparavant, répond : « Initiation ».