Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Cher ami, M’en revenant de chez vous, l’autre soir, j’avais commencé à vous écrire une lettre, qui, sans que je sache alors pourquoi, était demeurée inachevée, comme en attente de quelque chose. J’avais posé pour vous, à votre bien amicale demande, mais j’ignorais encore quel en serait le résultat. Le voici, vous me l’avez fait parvenir, il se tient devant moi au moment où je reprends la plume pour tenter de vous exprimer, avec gratitude, ce que vous êtes parvenu à faire : un portrait exact mais ayant le flou du dessin. Quelle étrange chose que de se tenir devant soi. Je suis assis, à cette table que vous connaissez, ce lieu où j’abîme mes nuits et mes jours, et je me contemple debout, dans cette pose longtemps tenue que vous m’aviez demandé d’adopter. Quelle audace dans la simplicité ! C’est la nature rejouée par l’artifice que vous parvenez ainsi à engendrer. On dit, et sans doute y suis-je pour quelque chose, que je n’aime pas la photographie. Mais vous, mon cher Nadar, vous le savez bien qu’il ne s’agit pas de cela, mais bien de cet usage abâtardi des images, usage bourgeois et industrieux s’il en est, auquel chacune de vos œuvres offre un démenti implacable et une résistance acharnée. Les ateliers des photographes, de nos jours, sont devenus les nouveaux salons mondains où l’on vient se montrer tel un objet de luxe parmi d’autres objets. Vous, et c’est de cela que je vous suis le plus redevable, vous m’avez laissé seul. Enfin presque, car il y a ce mur auquel vous avez eu la bonté d’adosser ma solitude. Mais devant moi il y a ce vide, ce vide terrible, qu’éclaire une vraie lumière. Comment avez-vous compris cela, comment avez-vous su saisir cela et, aussi, ce léger tremblé de mon visage qui est la vie même, malgré tout ? Vous êtes, sans conteste, le véritable artiste : celui qui a dû voir d’abord ce qui se faisait voir, mais aussi deviner ce qui se cachait. Vous connaissez sans doute le mot admirable d’Edgar Allan Poe : « It is a happiness to wonder ; it is a happiness to dream. » Devant vous, cher Nadar, on peut encore rêver à loisir. Permettez-moi, comme preuve de cela, de joindre à cette lettre, qui sera ainsi achevée, un sonnet que je vous ai dédié, il s’intitule, bien logiquement, Le Rêve d’un curieux. Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse, Et de toi fais-tu dire : « Oh ! l’homme singulier ! » – J’allais mourir. C’était dans mon âme amoureuse, Désir mêlé d’horreur, un mal particulier ; Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. Plus allait se vidant le fatal sablier, Plus ma torture était âpre et délicieuse ; Tout mon cœur s’arrachait au monde familier. J’étais comme l’enfant avide du spectacle, Haïssant le rideau comme on hait un obstacle… Enfin la vérité froide se révéla : J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore M’enveloppait. — Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ? La toile était levée et j’attendais encore. Votre dévoué, Charles Baudelaire
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Le Jour où… Charles Baudelaire a été portraituré par Nadar
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Cet article a été publié dans L'ŒIL
n°719 du 1 janvier 2019, avec le titre suivant : Le Jour où… Charles Baudelaire a été portraituré par Nadar