Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
18 février Au Louvre. Suis allé voir le tableau de Decamps, La Bataille des Cimbres, où l’on voit ma vieille Sainte-Victoire, du temps qu’elle était un champ de bataille. Ensuite Poussin, longtemps. Pissarro disait qu’il faudrait brûler le Louvre. Il avait raison. Mais d’abord, il faudrait sauver les vrais tableaux. 20 février Méditer cette pensée du Poussin sur Caravage : « Cet homme est né pour perdre la peinture ! » Moi, Poussin m’empêche de me perdre. 22 février De retour à l’atelier. Paris n’est supportable qu’en songeant à Aix. Mais pourquoi, lorsque je rentre à Aix, me surprends-je à rêver aux tableaux vus à Paris ? Aujourd’hui, hélas, c’est un tableau de moi qui me hante. Il est devant moi, si grand, mais il m’obsède comme s’il n’était pas là, à la façon d’un fantôme dont on sent la présence sans pouvoir en capter clairement la forme. Le sujet en est simple : c’est un bain de femmes sous des arbres, dans un pré. J’en ai fait une trentaine de petites ébauches, au moins, dont deux ou trois toiles très fines, très poussées, une multitude de dessins, des aquarelles, des albums de croquis qui ne quittaient pas le tiroir de ma commode, dans ma chambre, et de ma table, dans mon atelier. Ce sera mon tableau, ce que je laisserai, comme d’autres ont laissé derrière eux ces tableaux que l’on trouve au Louvre… Mais le centre ? Je ne puis trouver le centre… Autour de quoi les grouper toutes ? Ah ! l’arabesque de Poussin. Il la connaissait dans les coins, celui-là. Dans les Bacchanales de Londres, dans la Flore du Louvre, où commence, où finit la ligne des corps et du paysage… Ça ne fait qu’un. Il n’y a pas de centre. Moi, je voudrais comme un trou, un regard de lumière, un soleil invisible qui guette tous mes corps, les baigne, les caresse, les intensifie… au milieu. 2 mars Chez moi, au Jas de Bouffan, j’ai accroché ce matin une photographie des Bergers d’Arcadie. Ce que je n’admets pas, c’est le classique qui vous borne. Je veux que la fréquentation d’un maître me rende à moi-même ; toutes les fois que je sors de chez Poussin, je sais mieux qui je suis. Demain, j’irai au Tholonet et je marcherai jusqu’au barrage Zola. De là, la Sainte-Victoire est ramassée sur elle-même, à la façon d’un lutteur. Je dois y aller. Je le sais, la manière de se servir de la nature est la plus difficile et la plus grave de toutes les questions qui puissent embarrasser un artiste. 3 mars Devant la montagne. Peindre d’après nature, ce n’est pas l’objectif, c’est réaliser des sensations. 8 mars Atelier des Lauves. Devant mes Baigneuses. Découragement. 9 mars J’ai exécuté souvent des esquisses de baigneurs et de baigneuses que j’aurais voulu faire en grand et d’après nature, comme je le fais lorsque je vais sur le motif. Des obstacles se dressaient devant moi ; comme de trouver le lieu où placer la scène, comme de réunir plusieurs personnes ensemble, comme de trouver aussi des hommes et des femmes qui voulussent bien se déshabiller et rester immobiles dans les poses que j’avais déterminées. Enfin, aussi, je rencontrai l’obstacle du format de la toile à transporter, et les mille difficultés du temps propice ou impropice, de l’endroit où se placer, et du matériel inhérent à l’exécution d’un ouvrage de dimension. Je me suis donc vu forcé d’ajourner mon projet du Poussin entièrement refait sur nature, et non point construit de notes, de dessins et de fragments d’études ; enfin d’un Poussin réel, de plein air, de couleur et de lumière, au lieu d’une de ces œuvres pensées à l’atelier. 15 mars Imaginez Poussin refait entièrement sur nature, voilà le classique que j’entends. Demain, j’irai à Paris.
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Le Jour où… Cézanne a peint ses Baigneuses
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°732 du 1 mars 2020, avec le titre suivant : Le Jour où… Cézanne a peint ses Baigneuses