Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d'un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Monsieur, vous me demandez, comme avant moi à d’autres de mes amis artistes, de me souvenir de ma rencontre avec Paul Cézanne en vue de publier un texte sur le maître dans votre revue si justement appelée L’Amour de l’art. Savez-vous, Monsieur, ce que vous me demandez là ? Non de parler d’un homme, mais de résumer en quelques mots l’essentiel de ma vie de peintre. Car ma rencontre avec Cézanne fut ma grande aventure, que nulle autre ne vint jamais supplanter dans mon cœur. Je suis convaincu, comme j’ai eu Dieu merci l’occasion de le lui dire, que si Baudelaire l’avait connu, il aurait rajouté une strophe à ses Phares.
J’ai connu Cézanne en 1901. En novembre, j’arrive en garnison à Aix-en-Provence. Dès le premier jour, je me promets de faire la connaissance du peintre, dont les œuvres exposées alors rue Laffitte soulevaient l’hilarité des passants et faisaient l’objet de tant de discussions passionnées à l’atelier de Gustave Moreau où j’étudiais alors. Il était à peu près huit heures du soir lorsque j’arrivais 23, rue Boulegon, ne sachant comment j’allais me présenter au maître que je considérais comme le plus grand de son temps. Je peux vous dire que j’étais gentiment ému, et lui terriblement intimidant. Le repas fut charmant, pourtant, quand, brusquement, alors que l’on venait de servir le rôti, Cézanne jugea qu’il devait de toute urgence regarder avec moi les études que j’avais osé apporter. Il eu la bonté d’aimer ce que je faisais, et moi, qui l’admirais déjà, je me mis à aimer ce vieil homme faussement bougon, que j’appelle aujourd’hui encore le père Cézanne. Dès lors, je n’ai jamais manqué d’aller le voir, à chacun de mes passages à Aix, et nous avons beaucoup parlé, et beaucoup ri même, et beaucoup correspondu. Je conserve pieusement toutes ses lettres, que je relis régulièrement tel un bréviaire qui m’accompagne dans toute ma vie de peintre. J’essaierai, si cela vous convient, d’en tirer quelques phrases qui, je crois, permettront de donner une idée assez juste des conceptions de ce grand sensitif.
Vous connaissez sûrement deux petites phrases de lui souvent citées et qui contiennent à peu près toute sa recherche: « On ne devrait pas dire modeler mais moduler. » Et puis aussi : « Lorsque la couleur est à sa richesse, la couleur est à sa plénitude. » Voilà ce qu’il a nettement formulé et ce qui est la découverte, ce qui dans sa pensée ouvrait à la peinture une voie nouvelle, inconnue avant lui. Il aimait à rappeler qu’après avoir vu les grands maîtres qui reposent au Louvre, il faut se hâter d’en sortir et vivifier en soi, au contact de la nature, les instincts, les sensations d’art qui résident en nous. Cet homme, vous savez, ce n’était pas un prêcheur, mais un provocateur. Un jour que je lui montrais un portrait de putain, fait au boxon, il me félicita, me disant que c’était là ma voie. Était-il ironique ? Je ne saurais le dire. « Égoïsme et indifférence, telle est la leçon de la vie », aimait-il à affirmer haut et fort, avec cette façon inimitable qu’il avait de dire des choses horribles au beau milieu d’un salon.
J’aimais cet homme et il me manque chaque jour. J’ai devant moi une photographie de lui devant ses Grandes Baigneuses, prise par Émile Bernard. Je voudrais en tirer un portrait, qui serait un juste hommage. Mais que dirait Cézanne s’il me voyait en train de peindre d’après une photographie ?
Commissaires : Claudine Grammont et Bruno Ely
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Le Jour où… Camoin a rencontré Cézanne
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°692 du 1 juillet 2016, avec le titre suivant : Le Jour où… Camoin a rencontré Cézanne