Marché : Jacques Tajan

La République des demi-mesures

Le Journal des Arts

Le 1 mars 1994 - 1104 mots

« Nous devons favoriser absolument la création d’emplois dans les services. » C’est la profession de foi volontariste et permanente de l’un des ministres les plus talentueux du gouvernement : Nicolas Sarkozy.

J’approuve cette volonté. Je suis un prestataire de services et mon entreprise fait vivre environ 150 personnes.
Toutefois, pour des raisons qui paraissent tenir plus à la défense des corporatismes démodés qu’à l’intérêt général de notre pays, la profession de commissaire-priseur continue depuis le Moyen Âge à résister à toute évolution, qu’il s’agisse du statut, de la réglementation ou de la fiscalité. Le résultat est aujourd’hui que le marché de l’art, dont les commissaires-priseurs comptent parmi les principaux animateurs, éprouve en France les pires difficultés à se développer, et continue à évoluer dans un système très différent de ses homologues anglais, et pénalisant pour nos nationaux.

I - Le statut
Le statut des commissaires-priseurs et ses valeurs essentielles de référence en 1994 sont toujours ceux d’un édit d’Henri II en 1556, de la loi du 27 ventôse an IX, du 28 avril 1816, de l’ordonnance du 26 juin 1816, de l’ordonnance du 2 novembre 1945, du 19 décembre 1945 et du Décret du 24 Juillet 1969.
Chaque loi, ordonnance ou décret ci-dessus, ne constitue que des retouches successives et succinctes à une profession dont l’esprit fondamental demeure celui du Moyen Âge.
- En 1994, il est interdit au commissaire-priseur parisien de vendre de façon habituelle dans un lieu de sa convenance à Paris, sauf dérogation particulière et occasionnelle.
- En 1994, il est interdit au commissaire-priseur de vendre de façon habituelle dans une autre ville française que la sienne.
- En 1994, il est interdit au commissaire-priseur de se constituer en société à capitaux, sauf la loi en trompe-l’œil du 31 décembre 1990 qui ne permet la participation à des non commissaires-priseurs que dans la mesure où ils sont des parents ou des membres des professions judiciaires, et sous réserve bien sûr que ces gens soient très minoritaires. Autant dire qu’il s’agit d’une loi sans effet.
Dans toutes les entreprises, il est nécessaire d’investir pour produire, investir dans l’outil de travail, investir pour la préparation de chaque vente (publicité préalable, catalogues, photos, location de lieux spacieux..., investir dans des bureaux étrangers, investir en documentation et j’en passe...). Et cela sans pouvoir s’attacher des capitaux ; comment doit-on faire ?

Les entreprises françaises de ventes aux enchères publiques sont condamnées de ce fait à demeurer de petites entreprises familiales, incapables de soutenir la concurrence avec les grandes maisons anglaises qui, elles sont constituées en sociétés anonymes à capitaux, y compris en France où elles sont implantées depuis plusieurs décades. Ces sociétés bénéficient donc de tous les avantages, notamment fiscaux, liés aux sociétés commerciales dans notre pays (impôts sur les sociétés : 33,33 %, IRPP pour les commissaires-priseurs : 60 % environ).
Elles sont notamment autorisées à organiser des rendez-vous d’experts dans toutes les villes de France, ce qui est interdit aux commissaires-priseurs français. Elles peuvent, en fait, se livrer à tous les actes de commerce avec la bénédiction de nos pouvoirs successifs.

II - Notre patrimoine
Premier chapitre
Actuellement, les objets d’art vendus en France en provenance de l’étranger supportent une TVA de 18,60 % ou de 5,5%, pour les œuvres originales. TVA qui n’existe nullement en Angleterre. La 7e directive devrait réduire ce différentiel, mais sans toutefois le supprimer.
Lorsque les représentants du gouvernement anglais défendent pour tous les pays d’Europe la TVA à 0 % à l’importation, ce sont eux qui défendent le mieux notre patrimoine européen et l’activité de nos entreprises.
Le Japon a accumulé pendant 20 ans sur son territoire des centaines de milliers d’objets d’art et de tableaux, notamment impressionnistes, qui ont été achetés en France, en Angleterre, aux États-Unis, etc.
Aujourd’hui, la situation économique difficile du Japon, si elle devait se prolonger, pourrait aboutir à une vente massive de ce patrimoine récemment acquis. Où vendraient-ils ? Là où la fiscalité est la moins lourde. Et l’ensemble de ce patrimoine immense irait se réaliser à New York ou à Genève, c’est-à-dire hors de la Communauté européenne. C’est de ce risque que veulent se prémunir nos amis Anglais ; nous serions bien inspirés de les suivre sur ce terrain.
Je conclurai ce chapitre en indiquant que, pour ma part, plus de vingt ans d’investissements à l’étranger pour faire venir sur notre marché les chefs-d’œuvre à vendre sont réduits à néant (1988-1989 : 30 % de notre chiffre d’affaires était constitué par des objets d’art en provenance de l’étranger, en 1993 : 1 %).

Deuxième chapitre
Les sociétés étrangères, notamment anglaises étant autorisées à exercer dans ces conditions avantageuses la collecte de notre patrimoine national, notre système oblige les dites sociétés, une fois cette opération terminée, à exporter les fruits de leurs collectes pour y être obligatoirement vendus ailleurs (là où les conditions de tous ordres sont les plus avantageuses), privant ainsi notre patrimoine d’une part importante qui ne reviendra jamais en France, et privant de surcroît le Trésor public et les activités périphériques de subsides non négligeables, et enfin la place de Paris d’un prestige renforcé.

Il nous faut décidément beaucoup plus d’Europe. On le voit ici, les distorsions qui existent et que nos représentants sont incapables de gommer, théoriciens qu’ils sont face aux pragmatiques anglo-saxons. Elles sont infiniment nuisibles aux activités de notre pays, ce qui va à l’encontre du "Nous devons favoriser absolument la création d’emplois dans les services" de notre ministre du Budget.
Un grand débat oppose aujourd’hui l’État français, les maisons anglaises de ventes aux enchères, les commissaires-priseurs et les institutions européennes. Nos responsables politiques croient défendre le marché de l’art en prêtant une oreille complaisante aux sirènes du protectionnisme corporatiste.

Il faut savoir, pour gouverner, faire le bonheur des citoyens malgré eux, il faut que l’État impose son autorité. Pour quoi faire, diront certains ? Tout simplement pour en terminer de la mise en pratique d’un traité datant de 1957 et qui prévoit presque tout : harmonisation et libre circulation des services. Il y va de l’intérêt à tous égards de notre pays de parvenir très vite à une harmonisation du statut, des règlements et de la fiscalité de la profession. Après quoi, mais seulement après, laissons s’exercer la concurrence.

Quant à moi, je crois aux qualités de mes confrères français et des tenants du marché de l’art dans notre pays. Je suis convaincu qu’ils gagneront des parts importantes du marché de l’art. Les Anglais proposent dans ce domaine des baskets pour tout le monde, les Français des chaussures de plomb. Moi je ne dis qu’une chose : Bravo les Anglais !

Jacques Tajan est commissaire-priseur.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : La République des demi-mesures

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