« L’une des régions les plus inexplorées de l’art est le domaine des rêves », affirme le peintre Henry Fuseli (ou Johann Heinrich Füssli [1741-1825]) dans ses Aphorismes sur l’art.
L’une des citations les plus célèbres de l’artiste anglo-suisse révèle que, à la fin du XVIIIe siècle, malgré la prolifération de tableaux qui puisaient leurs sources dans les œuvres littéraires, ceux qui s’éloignaient de toute forme de réalisme n’étaient pas considérés comme dignes d’intérêt. Il est frappant de remarquer que le regret exprimé par Fuseli est toujours d’actualité.
Les fairy paintings, ou « peintures de sujet féerique », désignent des tableaux qui mettent en scène des êtres surnaturels et des univers imaginaires. L’emploi du terme « fairy » n’est donc pas restreint à celui de la fée. L’expression « faerie » – dérivée de l’anglais médiéval – est également utilisée pour caractériser à la fois des créatures fantastiques et leur habitat naturel (1).
Or les études contemporaines accordent peu d’attention à cet aspect de l’art britannique et les récentes recherches qui s’y consacrent sont incomplètes. Quelques rares anthologies mentionnent les peintres les plus canoniques qui se sont essayé au sujet (Fuseli, William Blake, J. M. W. Turner). Jeremy Maas, lui, fit figure de pionnier grâce à son essai Victorian Fairy Painting (1969) (2), mais la plupart des ouvrages postérieurs à l’instar de l’essai de Maas centrent leurs propos sur les influences visuelles et scientifiques du sujet féerique.
Pourtant, la peinture féerique connut un succès considérable pendant la période victorienne. Peintres, illustrateurs et photographes se saisirent d’un sujet qui attira des mécènes privés issus de milieux bourgeois. La peinture féerique séduisait une clientèle de classe moyenne, tout en respectant un certain nombre de principes académiques. Elle fut de plus en plus admirée du public, car elle ne nécessitait pas de connaître la référence littéraire. Ainsi, Charles Altamont Doyle (1832-1893) réalisa essentiellement des sujets d’imagination, dépourvus de toute référence savante.
Outre les sources proprement britanniques des sujets féeriques – nombreux furent les artistes qui mirent en image Le Songe d’une nuit d’été et La Tempête de Shakespeare –, la représentation des fées acquit une dimension quasi nationaliste. L’écrivain Sir Walter Scott alla jusqu’à affirmer que prendre pour objet les légendes locales était d’intérêt national. La peinture féerique, elle, autorisa des artistes d’origine irlandaise ou écossaise à dépeindre les mythes issus de leur folklore. Ils se tournèrent également vers des sources allemandes et françaises (Ondine [1811] de La Motte Fouqué et les Contes de Perrault), mais ils s’efforcèrent de les réadapter pour leur public. Peintres et illustrateurs dépassèrent la simple exemplification ; ils se réapproprièrent ces sources pour les interpréter sous une forme nouvelle.
Sentiment d’évasion
Le silence des historiens de l’art s’explique en partie par le sujet lui-même : comment dépeindre l’intangible, ce qui est de l’ordre de la non-représentation ? Les artistes victoriens ont privilégié les effets d’irréel : aussi les teintes opalescentes de Titania endormie par Richard Dadd (1817-1886) donnent à la scène une dimension surnaturelle. Le sujet féerique est une source d’inspiration féconde pour les Britanniques, l’imaginaire leur permet d’exprimer une véritable jouissance visuelle. C’est ainsi que le diptyque de Joseph Noel Paton (1821-1901) consacré à la querelle de Titania et Oberon fourmille de détails ; la diversité des créatures fantastiques prodigue à l’artiste un laboratoire de formes où se mêlent monstres grotesques et nus aux proportions idéales.
Ces artistes cherchent certes à susciter un sentiment d’évasion chez le spectateur, mais le sujet féerique peut déranger : l’union entre précision photographique et effet éthérés semble incongrue. De plus, peindre dans le cadre du sujet littéraire rend possible la transcription de thèmes subversifs. À une époque où la pornographie n’était pas clairement identifiée, la vision de la femme oscille entre bestialité et beauté chaste. La dimension onirique du sujet autorise la traduction d’états seconds, tels le rêve et le cauchemar, la folie…
La consommation d’opium, de plus en plus fréquente dans la deuxième moitié du XIXe siècle, a d’ailleurs inspiré à John Anster Fitzgerald (1819 ?-1906) Le Rêve de l’artiste : celui-ci se représente endormi, en compagnie de l’objet de son hallucination, pendant que des créatures hybrides aux couleurs flamboyantes lui administrent de mystérieux breuvages.
S’il est difficile de parler d’unité stylistique, la peinture féerique se situe à la charnière de divers genres picturaux : elle emprunte plusieurs de leurs caractéristiques à ces genres (la peinture littéraire et d’histoire, le paysage, la peinture de genre) tout en s’affranchissant de leur hiérarchie. Cet aspect transversal et la liberté du sujet expliquent l’enthousiasme que cette peinture a pu susciter chez les Britanniques. Vers la fin du XVIIIe siècle, la représentation de créatures fantastiques ne constituait pas un sujet convenable pour les genres picturaux les plus nobles. La modernité de Fuseli, Dadd ou Fitzgerald, c’est d’avoir fait accéder un nouveau type de langage plastique au rang de peinture académique.
(1) Aucune véritable traduction du terme « fairy painting » n’existe en France. C’est pourquoi, avec l’accord de Frédéric Ogée de l’université Paris-Diderot, et de M. Richard Gray de la Tate Britain, j’emploie l’expression « peinture de sujet féerique ».
(2) repris dans le catalogue de l’exposition « Victorian Fairy Painting », Royal Academy, Londres, 2000.
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La peinture de sujet féerique en Grande-Bretagne au XIXe : un genre à part entière ?
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°381 du 14 décembre 2012, avec le titre suivant : La peinture de sujet féerique en Grande-Bretagne au XIXe : un genre à part entière ?