Je reviens du Mirail, un quartier dit « sensible » de Toulouse, où depuis des années, comme aux Izards, je m’efforce, à travers des ateliers d’écriture et de lecture à voix haute, de faire le lien entre la cité, l’école et la culture. C’est un engagement passionnant, mais ce n’est pas simple tous les jours.
En occitan, le Mirail, ça veut dire « miroir ». Le Mirail, comme d’autres quartiers de nos villes, serait-il, au-delà du lieu de naissance du jeune terroriste Mohamed Merah, le miroir d’une société française dont le projet égalitaire et républicain semble mis en échec ? Ville nouvelle rêvée pour les classes moyennes dans les années 1960 par un architecte disciple de Le Corbusier et un maire SFIO, elle abrite aujourd’hui, dans ses HLM, près de 70 % de logements sociaux et une population de 50 000 personnes en mal d’intégration, victimes du chômage et de l’exclusion sociale. Mais c’est également un lieu de savoir et de culture : 23 000 étudiants, représentant 146 nationalités, 7 000 boursiers, la grande université de Toulouse II-le Mirail. Et c’est aussi là que le talentueux groupe musical Zebda est né.
Tel est le paradoxe français apparu ces dernières années. La culture est supposée être un facteur d’émancipation individuelle et collective, de même qu’un exceptionnel levier social. Mais qu’elle constitue aujourd’hui un des plus forts discriminants dans notre pays, alors que l’économie se fait de plus en plus impitoyable et que les voies de la promotion sociale se rétrécissent, n’est ce pas la marque d’un échec politique majeur ?
Les trois dernières décennies ont vu une importante augmentation de la proportion de bacheliers, de même qu’un relèvement sensible du niveau moyen de formation. Dans le même temps, la participation à la vie culturelle a clairement stagné en terme de démocratisation comme les études du ministère de la Culture l’ont montré. Les écarts entre les catégories de population les plus investies dans la culture et celles qui en sont le plus éloignées n’ont pas été réduits, loin de là. Il y a donc, il ne faut pas l’occulter, un nouveau et inquiétant décrochage entre la scolarisation, en progrès, et l’accès à la culture, en panne.
Les pouvoirs publics, en particulier dans les années 1980, ont pourtant fait un important travail d’aménagement culturel du territoire, de même qu’ils ont largement favorisé l’offre. Quant aux innovations technologiques, elles n’ont cessé depuis ces trois décennies de mettre sur le marché de nouveaux équipements, censés rendre plus accessibles images, musiques et textes. L’accès à la culture n’en est pas moins resté terriblement inégalitaire. L’augmentation de l’offre a en réalité généré un effet d’aubaine, c’est-à-dire une logique de cumul, qui veut que la culture aille à la culture, sans profiter à des catégories de la population socialement défavorisées. L’appropriation de la modernité reste l’apanage d’un groupe finalement assez réduit de personnes, confortant, hélas, près d’un demi-siècle plus tard, les analyses de Pierre Bourdieu. Un groupe spontanément porté vers la culture, constitué de cadres supérieurs, de professions intellectuelles, d’étudiants et de diplômés, de ménages, qui disposant de plus de temps libre qu’autrefois, augmentent leur budget consacré aux loisirs et à la culture.
Que le capital culturel soit si mal réparti n’est guère étonnant. Il est d’abord injustement distribué à l’école, où l’inégale familiarité des élèves avec les codes culturels est criante. Quant aux moyens publics, ils vont très majoritairement au soutien à des activités dites cultivées ou légitimes dont la pratique est élevée dans les milieux favorisés, à forte ressource. L’injustice, y compris rapportée à l’impôt communément payé, est flagrante. De même qu’on ne peut se contenter des effets actuels de l’aménagement culturel du territoire, de la concentration de l’offre dans Paris intra muros et dans le cœur de grandes métropoles, au mépris des banlieues. L’inégalité territoriale constitue ainsi un nouvel apartheid culturel : ruraux versus urbains, provinciaux versus Parisiens, enfants des quartiers versus enfants des centres-villes.
Dans le même mouvement, la culture dite légitime a perdu sa fonction d’exemplarité : elle vacille sous le poids du caractère multimédia du monde numérique et de la dématérialisation des contenus, autant de phénomènes qui rendent de plus en plus incertain le statut symbolique des œuvres. La détention d’un ordinateur, l’abonnement à Internet à haut débit ne sauraient a priori, réduire la fracture culturelle. Les enquêtes montrent que les milieux socioculturels défavorisés sont toujours les premiers consommateurs du média hégémonique que représente la télévision, que les plus jeunes d’entre eux ont une culture d’écran, mais n’entretiennent pas ou peu de lien avec l’univers des livres ou la culture dite de sortie. Plus de la moitié des Français n’ont ainsi assisté à aucun spectacle vivant dans un établissement culturel ou fréquenté un lieu d’exposition ou de patrimoine en 2011. Un quart des Français n’est allé ni au cinéma, ni dans une bibliothèque, un musée, une exposition, un lieu de patrimoine ou de spectacle vivant. L’actuelle politique culturelle est enfin discriminante en ce qu’elle n’accompagne que fort marginalement le développement des cultures populaires, urbaines, le black/blanc/beur des formes artistiques nées dans les banlieues.
La culture à l’école, c’est le serpent de mer des trois dernières décennies. L’école ne peut plus être le seul transmetteur de savoirs dits « fondamentaux », mais se doit de devenir le lieu central de lutte contre la reproduction sociale et culturelle. Ce temps pour la culture participe d’ailleurs activement à la réussite scolaire : un temps qui développe l’estime de soi, la curiosité de l’autre, l’imaginaire et le sens critique. Le plan Lang-Tasca de 2000 [NDLR : pour les arts à l’école] marquait une véritable révolution, de la maternelle à la terminale, avec la création prévue sur cinq ans de 100 000 classes à projets artistiques et culturels, rapprochant créateurs, professionnels de la culture et enseignants. Il fut brutalement stoppé dans son élan. Aujourd’hui, malgré les effets d’annonces, un chiffre montre l’échec d’une ambition à l’échelle de la nation : 8 % seulement des élèves du primaire et du secondaire sont, de manière assidue, concernés par l’éducation artistique scolaire et parascolaire. Certes les circulaires de 2008 et 2011 introduisent l’histoire des arts dans les programmes, mais elles restent bien souvent sans effet, faute de formation initiale ou continue des enseignants, faute de nouveaux moyens ou de réelle réflexion sur les publics prioritaires. Et ce qui ne sera pas revendiqué dans l’enseignement primaire et secondaire ne le sera évidemment pas dans le cycle universitaire où la culture est si mal traitée, y compris à travers l’abandon des épreuves de culture générale !
La « sur administration », par décrets ou circulaires, des dispositifs existants en terme d’éducation artistique encadre par ailleurs une activité qui, face à un système scolaire obsédé par la performance et la compétitivité, finit par apparaître comme illégitime, marginale, luxueuse. Pourquoi faudrait-il que seuls les enfants favorisés sachent analyser le flux des images, appliquer leur sens critique, distinguer une œuvre d’un seul produit de consommation ? Comment justifier qu’une société éducative partagée ne fasse pas, en France, de la culture, un élément central d’une citoyenneté pleine et entière ?
J’attends donc du prochain gouvernement qu’il multiplie dans ce domaine les initiatives, qu’il fasse preuve de créativité et d’opiniâtreté, et qu’il transforme profondément la relation culture-école en étroite relation avec les collectivités territoriales qui sont les principaux financeurs. En dédiant bien entendu un certain nombre de créations d’emplois dans l’Éducation nationale à cette mission, en ne lésinant plus sur la formation initiale et continue des maîtres, en s’appuyant sur les intermittents du spectacle et les réseaux d’opérateurs culturels, en organisant les premiers États généraux de l’Éducation artistique, en aménageant les rythmes scolaires, en plaçant la priorité sur le primaire et les territoires où les besoins sont plus grands. Si des moyens sont requis, trois axes doivent être développés : l’enseignement de l’histoire des arts d’une part, la médiation culturelle et l’éducation à l’image et à l’art d’autre part, et enfin la pratique artistique. Avec imagination et détermination, y compris en matière de tarification et d’obligation éducative et de jumelage pour les institutions culturelles financées publiquement, dès cette nouvelle rentrée ! Pourquoi ne pas mettre en place un chèque culture à usage familial, impliquant ensemble enfants et parents ? Ou un carnet culture à faire valider en échange de l’accès gratuit aux établissements culturels ? Inventons également les Enfants de la Culture ! Une journée par an du primaire au baccalauréat, une journée off qui permettra librement à enseignants, artistes et interprètes, enfants et parents, d’aller d’une école à une autre, d’un lieu de culture à un autre ? Et toute l’année durant, installer plusieurs artistes en résidence dans chaque établissement scolaire ? Pourquoi ne pas aussi imaginer, dans chaque région, une fondation éducation-culture, un établissement public, qui fédéreraient financements, y compris innovants, et projets, qui assureraient la mise en œuvre comme la formation continue ?
La fracture culturelle est d’autant plus insupportable qu’elle frappe évidemment la jeunesse de nos banlieues. En justifiant l’insupportable idée d’un « corps traditionnel français », pour reprendre la vilaine expression d’un actuel ministre de la République, ce nouvel apartheid crée de facto de véritables ghettos culturels, au Mirail comme dans tous les quartiers de nos villes. Qu’avons-nous donc fait de nos idéaux, à gauche tout particulièrement ? En mars 1981, François Mitterrand déclarait pourtant : « des millions d’enfants sont privés, un siècle après Jules Ferry, du droit à l’éducation artistique, de l’égalité d’accès à la culture ». Tout reste à faire, trente ans plus tard. La France est l’un des plus mauvais élèves de l’Europe en ce domaine. Quel plus beau défi pour le futur président de la République que de rendre ce rêve enfin accessible ?
Olivier Poivre d'Arvor: auteur de Culture, État d’urgence, éditions Tchou
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La culture, un nouvel apartheid ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°368 du 27 avril 2012, avec le titre suivant : La culture, un nouvel apartheid ?