Chaque mois, Élisabeth Couturier présente un objet cher à un artiste. Ce mois-ci...
Elle ne fait pas mystère de son âge : un tabou de plus à combattre ! À 80 ans, l’artiste Esther Ferrer défie le temps. Certes, le visage, encadré par une coupe courte de cheveux poivre et sel présente des rides et des poches sous les yeux plus marquées au fil des ans, signe d’un vieillissement qu’elle capte lucidement dans des séries d’autoportraits photographiques type collage avant/après, mais la silhouette reste longiligne et svelte : il n’y a pas si longtemps encore, elle donnait des conférences assise nue sur une chaise devant une table, face au public, où elle rejouait une action ancienne, consistant à prendre les mensurations de son propre corps. Les gestes, parfois brusques, trahissent une nature impérieuse, une détermination farouche et une force intérieure intacte.
Pas de demi-mesure : féministe jusqu’au bout des ongles, Ferrer garde une conscience politique aiguë, une propension certaine pour l’avant-garde radicale et un fort accent basque espagnol. En 1967, à Madrid, elle a rejoint le groupe artistique Zaj (dissous en 1996), influencé par Fluxus et surtout John Cage, avant de s’installer définitivement à Paris en 1973 pour fuir la dictature franquiste. Elle appartient à la génération d’artistes femmes qui ont renversé la table, au sens propre comme au figuré, pour remettre en question leur statut dans la société, et leur place dans les musées. En fait, côté meubles, c’est plutôt les chaises qu’elle bouscule, déplace, empile, agglutine, suspend… Elle déclare : « Tout bien réfléchi, avec le recul, et alors que l’idée d’objet fétiche ne m’a jamais effleurée, cet élément me paraît ne faire qu’un avec mon travail. » Et d’évoquer la chaise de sa première action en 1973, aujourd’hui propriété du Macba de Barcelone : « Je l’avais ramassée dans la rue, une nuit très tard en rentrant chez moi. Puis, j’avais collé dessus le texte suivant : “Proposition Zaj – Asseyez-vous sur la chaise et restez assis jusqu’à que la mort vous sépare.” Je traduisais ce texte selon le pays où j’intervenais. »
Autre exemple à la Galerie Donguy en 1996 : « Pour une installation, j’avais acheté chez Conforama quarante-quatre chaises pliables noires, les moins chères du marché. J’aimais leur structure qui fait comme un dessin. Je les avais disposées les unes derrière les autres, à la queue leuleu. La file qu’elles formaient grimpait également sur le mur tel un immense mille-pattes. J’avais peint en blanc, sur chaque dossier, un nombre premier. » Avec un humour décalé assorti d’une énergie décapante, Esther Ferrer surprend le spectateur en l’invitant à agir aussi. C’est le cas d’une performance effectuée en 2003 dans la rue, en Espagne, à Almería. Instructions : « Si vous voulez participer, prenez une chaise et marchez avec moi, en ligne, par exemple, je marche avec la chaise, je m’assieds, je regarde le spectacle, j’applaudis […] l’action peut durer autant qu’on veut, mais la durée idéale pour moi est de 24 heures, avec des interruptions nécessaires pour manger, faire pipi, etc. » Elle ajoute : « J’ai aussi réalisé, à Madrid, en 2014, une immense installation présentant 115 chaises : j’avais lu dans les journaux que 115 femmes étaient mortes victimes des coups d’un homme. »
Elle ne s’interdit rien, ni peintures géométriques colorées et structurées selon des combinaisons de nombres premiers, ni montages photographiques. « Je n’ai jamais cherché à exposer, dit-elle. Ça vient après. Il y a d’abord l’action comme premier réflexe, le lien indispensable entre la vie et l’art. » Et de conclure : « J’adore la structure d’une chaise qui se résume à des pieds, une assise et un dossier. Mais c’est fou la variété de formes qu’on en tire ! Chez moi, j’en possède de différents styles, j’ai même une authentique chaise romantique que j’adore. » Comme quoi, on peut être à la fois guerrière et sentimentale !
« Esther Ferrer »,
du 16 mars au 10 juin 2018. Musée Guggenheim, 2, Avenue Abandoibarra, Bilbao, Espagne. Du mardi au dimanche, de 10 h à 20 h. Tarifs : 6 à 10 €. Commissaire : Petra Joos. www.guggenheim-bilbao.eus
« Esther Ferrer »,
performance de l’artiste en français, le 20 mars 2018 à 19 h. Centre national de la danse, 1, rue Victor-Hugo, Pantin (93). Tarif : 5 €. www.cnd.fr
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La chaise d’Esther Ferrer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°710 du 1 mars 2018, avec le titre suivant : La chaise d’Esther FERRER