Aujourd’hui presque centenaire, Jérôme Peignot est un auteur rare et fut un grand militant culturel.
Fils du typographe Charles Peignot et se réclamant de la « typoésie », il mena, entre autres, un vigoureux combat pour le sauvetage du patrimoine typographique de l’Imprimerie nationale. Je l’ai beaucoup fréquenté il y a un demi-siècle, au plus fort de son engagement. On ne peut pas dire qu’à l’époque sa vision de l’avenir de la culture était optimiste. Je me rappelle tout particulièrement sa conclusion sans appel sur le destin qui attendait ce monde qu’il aimait tant. Pour lui, c’était clair : la typographie allait à l’abîme, détruite dans son essence par le nivellement et l’uniformisation, sur fond de triomphe mercantile. Son éloquence noire m’impressionnait, mais plus impressionnant encore aura été, depuis lors, le constat que j’ai été au final obligé de faire : la révolution informatique, loin d’uniformiser et de centraliser, a tout à la fois excité l’imagination typographique et démocratisé son accès.
Des conclusions analogues peuvent être tirées des évolutions et des révolutions culturelles récentes, toutes plus ou moins liées à des (r)évolutions techniques. On l’a déjà dit ici : la culture, c’est d’abord une affaire de technique. Et les révolutions culturelles sont d’abord affaires de révolutions en matière de technologie de la communication. C’est l’intuition qu’avait eue Régis Debray en inventant ce qu’il avait appelé la « médiologie » – sur le modèle de la sociologie – : on ne faisait plus l’amour, non plus que la guerre, de la même façon – et j’ajouterais : avec les mêmes valeurs – dans une civilisation orale et dans une civilisation écrite, dans une civilisation audiovisuelle et dans une civilisation informatique. Aucun déterminisme matériel là-dedans, notons-le : l’innovation technique est au moins autant la conséquence que la cause des nouvelles valeurs. L’individualisme est, à n’en pas douter, la valeur triomphante de notre époque. Il identifie autant le trader new-yorkais que le terroriste tchetchène. Toute la communication du temps l’encourage et l’amplifie, elle qui dissout le centralisme audiovisuel à coups de podcast et de replay et qui reconstitue du collectif de niche à l’aide de réseaux sociaux. Mais qui ne voit que la recherche technologique a été aussi orientée vers l’élaboration de ces nouveaux dispositifs par la « demande sociale » ? Et qui ne voit que l’angélisation ou la diabolisation de l’individualisme relève de la responsabilité de chacun – bref, de chaque individu ?
Et c’est là qu’on retrouve ce qu’on pourrait appeler la preuve par Peignot. La pensée grecque de l’Antiquité l’avait résumée dans la fable de la langue d’Ésope. Convié à offrir à table d’un côté « la meilleure » des choses de ce monde, de l’autre « la pire », le fabuliste aurait offert à ses convives un étal de langues coupées, toutes semblables, le même appendice – première arme de la « communication » humaine – pouvant servir à chanter la haine comme à pacifier les conflits. Dès lors que l’homme élargit ses capacités, il n’y a aucune raison qu’il n’en fasse pas, et en même temps, bon et mauvais usage. Mais, du même coup, rien ne permet de penser que c’est le second usage qui pèsera le plus lourd. La seule certitude est ailleurs : cet élargissement des capacités humaines – ce n’est pas une définition plus stupide qu’une autre de la culture – sera toujours compris par ses initiateurs comme un progrès, et toujours considéré avec suspicion par la droite des « conservateurs » et la gauche des « nostalgiques » : chacun parle ici (avec la même langue) dans le sens de ses intérêts. Sans doute l’ami Jérôme, fils rebelle, appartient-il, à l’instar de tous les intellectuels, aux deux catégories à la fois.
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Jérôme avait-il tort ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°619 du 20 octobre 2023, avec le titre suivant : Jérôme avait-il tort ?