Tribune

Jean-Michel Tobelem : « Oui, il est possible d’élargir les publics de la culture ! »

Universitaire

Le Journal des Arts

Le 14 janvier 2015 - 1596 mots

À la suite de l’édito « Politique de l’offre » de Jean-Christophe Castelain publié dans le JdA no 425 (12 déc. 2014), nous avons reçu plusieurs réactions de lecteurs parmi lesquelles le texte de Jean-Michel Tobelem que nous publions ci-après.
Directeur de l’institut d’étude et de recherche Option Culture, docteur en gestion HDR, Jean-Michel Tobelem est enseignant à l’École du Louvre et professeur associé à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Son dernier ouvrage paru, en collaboration avec Luis Miguel Arana et Joan Ockman, est : Les Bulles de Bilbao. La mutation des musées après Frank Gehry (éd. B2, 2014, coll. « Actualités »).

Sciences sociales et politiques culturelles sont confrontées depuis des décennies à la même difficulté, celle de l’élargissement des publics de la culture.

L’éducation, un facteur clé pour l’élargissement de la demande
Avant de suggérer quelques pistes de réflexion portant sur la « stimulation » de la demande, il convient de se prémunir de l’écueil qui consisterait à sous-estimer l’importance des politiques culturelles et, par conséquent, d’éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain. En effet, les institutions culturelles attirent dans l’ensemble un vaste public, grâce à l’augmentation de la population française, à l’accroissement de la proportion des catégories les plus éduquées dans la population et à l’accès des jeunes Français à l’Université dans des proportions inédites.

Ce point est décisif, car toutes les enquêtes montrent que la pratique culturelle est principalement liée au niveau d’éducation.

L’importance de l’offre
Quelles que soient les limites qu’on peut lui attribuer, cette augmentation des publics des arts et de la culture est aussi en partie corrélée à l’accroissement de l’offre d’équipements culturels, qu’il s’agisse de théâtres, de centres culturels, de bibliothèques ou de musées. Il est heureux à cet égard que la couverture du territoire français continue à progresser. La proximité constitue en effet un facteur de nature à favoriser l’accès à la culture.

Si cette augmentation de l’offre ne suffit pas en elle-même à élargir significativement les publics de la culture – en termes de démocratisation –, du moins constitue-t-elle un facteur de nature à favoriser cet élargissement sociologique.

La présence d’un théâtre, d’un musée ou d’une médiathèque permet en effet de développer des actions en direction des publics occasionnels ou plus éloignés de la culture ; sachant que les publics habitués ou réguliers, qui constituent de facto le « cœur de cible » des institutions culturelles, seront naturellement réceptifs à une offre de qualité. C’est ce qui explique que nombre de centres culturels ou d’auditoriums de musique symphonique soient pleins, rendant moins urgente aux yeux de certains professionnels la question du renouvellement des publics.

Le risque d’affaiblissement des pratiques culturelles
Et pourtant, le défi est de taille. Car les enquêtes nationales et internationales montrent un affaiblissement des pratiques culturelles classiques (assister à un concert, visiter un monument, lire des livres…) et un vieillissement de leurs publics, ce qui soulève à terme la question de leur attractivité auprès des nouvelles générations. Celles-ci sont par ailleurs courtisées assidûment par les industries culturelles (musique, audiovisuel, cinéma) et ont accès quasiment gratuitement, grâce à la numérisation des contenus et au développement des outils techniques, à une infinité de productions culturelles et artistiques.

Dans le cas des grands musées d’art, le développement du tourisme international et la présentation d’expositions temporaires ambitieuses masquent le fait que de plus en plus de visiteurs ne disposent d’aucun repère historique, religieux ou mythologique permettant de comprendre la nature de leurs collections ; ce qui explique peut-être le succès de certaines manifestations d’art contemporain, du moins de celui le plus immédiatement intelligible par le plus grand nombre en raison de son caractère ludique, spectaculaire ou immersif.

Choc esthétique et enseignement de l’histoire des arts
Cela pose assurément la question du développement de l’histoire des arts à l’école, seul moment où l’ensemble des enfants pourraient apprendre les « codes » autorisant la compréhension des œuvres d’art, lorsque l’environnement familial n’y pourvoit pas. À défaut, le mythique choc esthétique voulu par Malraux ne profitera qu’à une minorité d’individus. Cette question est cruciale, car les seules visites scolaires (au musée, à l’opéra ou au théâtre), qui doivent bien sûr absolument être préservées, ne garantissent pas que – devenus adultes – les enfants deviendront à leur tour des adeptes de ces pratiques culturelles.

Pour autant, que faire en attendant le développement d’un véritable enseignement de l’histoire des arts à l’école, qui demeure embryonnaire ? Les solutions sont naturellement à rechercher dans la combinaison de plusieurs actions et supposent un effort considérable en termes d’expérimentation, mais raisonnable en termes budgétaires.

Le préalable de la connaissance des publics
Il est essentiel à cet égard que les équipements culturels disposent de services des publics dans lesquels les médiateurs sont dotés de véritables pouvoirs : il ne s’agit pas seulement d’arriver « après la bataille » pour mettre en œuvre des actions de médiation en direction de publics plus ou moins éloignés. Il est important que ces équipes – qui connaissent bien leurs publics – puissent agir le plus en amont possible pour favoriser la rencontre entre l’offre artistique ou culturelle et les spectateurs ou les visiteurs.

Or, dans de trop nombreux musées ou monuments, l’offre demeure encore difficile d’accès, comme si se mettre à la portée du plus grand nombre signifiait que l’on baisse la garde en termes d’excellence.
On se heurte toutefois ici à un paradoxe : les responsables des équipements culturels font tous de la démocratisation de la culture un pilier de leur action, mais seule une minorité connaît précisément la nature des publics qui fréquentent leur institution. Comment, dans ces conditions, espérer comprendre les freins à la visite, les motifs de satisfaction ou d’insatisfaction des visiteurs ou des spectateurs, la façon de mieux répondre à leurs besoins ?

Le fait est que les enquêtes sur les publics, surtout lorsqu’elles combinent de façon optimale approches quantitatives et qualitatives, apportent une mine d’enseignements aux responsables d’institution, leur proposant des mesures concrètes à mettre en œuvre en termes de programmation, d’accessibilité (physique et psychologique), d’horaires, de tarifs, de promotion et de communication.

La politique des publics dans les établissements culturels
Un autre paradoxe tient à ce que beaucoup d’institutions culturelles mènent dans les faits deux types de politiques des publics : l’une en direction de publics ou moins « acquis » : les personnes éduquées et appartenant aux catégories plutôt favorisées de la population. L’autre en direction de publics plus ou moins « captifs » : groupes scolaires d’un côté et publics éloignés ou empêchés de l’autre (personnes bénéficiant des minima sociaux, habitants des quartiers sensibles, malades hospitalisés, personnes emprisonnées, etc.). Ces politiques sont à la fois louables et légitimes, mais il faut garder à l’esprit qu’elles sont coûteuses, qu’elles réclament une action dans la durée, qu’elles supposent la mise en place de partenariats solides et qu’elles portent sur des effectifs très limités.
Or, dans le même temps, des publics qu’il est possible de capter plus aisément et dans des proportions sans aucune mesure sont quasiment laissés en friche : il s’agit des personnes qui, sans faire de la culture le centre de leur projet de vie, sont toutefois sensibles à une diversité de productions artistiques et culturelles et seraient potentiellement intéressées par des offres attractives.

Concevoir autrement les politiques des publics
Attirer ce très vaste public de visiteurs occasionnels, irréguliers ou ponctuels suppose de mettre l’accent sur deux dimensions : la qualité de l’expérience de visite, d’une part ; et, d’autre part, le caractère convivial de cette visite, dans le cadre d’une venue en groupe, en famille ou entre amis qu’il convient de favoriser. C’est donc là que réside précisément un réservoir immense de visiteurs et de spectateurs.

Parfois négligée par nombre de professionnels de la culture, la pratique touristique et de loisir fournit en réalité des occasions rêvées pour permettre en outre à un vaste public de se confronter à des productions artistiques et culturelles exigeantes. Autrement dit, il ne s’agit pas de se désintéresser des publics les plus éloignés de la culture, surtout dans les grands établissements qui sont dotés de moyens humains et financiers significatifs. Mais un raisonnement rationnel et logique commande de commencer à élargir progressivement le public des aficionados des arts et de la culture, pour passer progressivement de 20 % à 30 %, puis 40 %, voire 50 % et plus la taux de la population française qui a fréquenté une institution culturelle dans l’année. (Avec un chiffre de 30 %, la visite muséale occupe à cet égard une position intermédiaire entre le cinéma, plus « populaire », et le spectacle vivant, qui l’est moins.)

À défaut, l’exemple des États-Unis d’Amérique (1) montre que la conjugaison de la crise économique, de l’augmentation des tarifs et de l’accroissement des inégalités peut conduire à un affaiblissement préoccupant des pratiques culturelles, que ne compense pas le développement des offres numérisées sur les ordinateurs, les tablettes et les téléphones mobiles.

Pour une politique volontariste de stimulation de la demande
Pour terminer, faisons un rêve : imaginons que les grandes chaînes de radio et de télévision retrouvent l’ambition artistique et culturelle qui était la leur il y a quelques décennies : il ne fait guère de doute que leur puissance de frappe leur permettrait d’intéresser un vaste public aux choses de l’art et de la culture, une mission que leurs objectifs de rentabilité ou d’audience leur interdisent bien souvent de poursuivre à présent.

Loin d’une vision pessimiste de l’action culturelle, il est clair par conséquent que la combinaison volontariste des différentes approches présentées précédemment conduirait à des résultats probants en termes d’élargissement sociologique des publics de la culture et d’augmentation notable de la demande culturelle.

Note

(1) lire sur tristan.u-bougogne.fr

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°427 du 16 janvier 2015, avec le titre suivant : Jean-Michel Tobelem : « Oui, il est possible d’élargir les publics de la culture ! »

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