Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Je hais la foule et c’est pourtant elle, hélas, qui vient me sauter à la gorge, avec cette guerre qui s’annonce. Moi qui caresse en pensée mon mépris du monde comme une châtelaine flatterait de la main quelque lévrier féroce et dévoué, voilà que le monde s’impose à moi. L’époque, l’abjecte époque vient frapper à ma porte. Il faut croire qu’elle a besoin de ma peinture d’aliéné. Alors, puisqu’il faut se battre, je peindrai. J’ai toujours éprouvé cet étrange attrait de l’horreur, de l’excès, du paroxysme qui est, selon Nietzsche, le signe des suprêmes décadences et qui fut certainement chez moi l’inclination d’une sorte de dépravation grandiose du sens esthétique qui me portait invinciblement à peindre, à chercher à reproduire dans le maximum de brutalité, d’intensité, de cruauté et de violence, les choses dont je n’aurais certes pu supporter la vue. J’ai déjà trouvé le titre, ça s’appellera Le Visage de la victoire ! Ce sujet n’a vraiment de nouveau pour moi que de se réaliser enfin sous mes yeux, dans toute sa réalité entrevue ou devinée, au-delà de tous mes rêves – au-delà de tous les rêves de tous les autres ! – Où êtes-vous, ô Brueghel le Vieux du Massacre des innocents et des Aveugles !
Brueghel d’Enfer des cauchemars sans nom ! Et toi Goya, contempteur des armées d’autrefois qui se proclamaient, elles aussi, les libératrices et l’élite du genre humain ! Énorme Goya des Désastres et des sombres Caprices devenus puérils à côté de l’immense folie macabre que nulle imagination, certes, hormis celle des démons ne pouvait concevoir ! Pour répondre à cette colossale absurdité de machine fonctionnant à vide, c’est un livre que je vois : des estampes assemblées en recueil, pour donner forme à l’indéchiffrable. Oh, rien de cocardier, ça serait trop farce face à la mort qui vient, avec son visage de Gorgone. Juste ces choses inoubliables que j’ai vues. « Il n’est de bombe que le livre ! », m’avait dit autrefois Stéphane Mallarmé quand Ravachol, ce Christ de l’anarchie, semait les bombes et la terreur dans Paris. Que mes traits éclatent aujourd’hui au milieu de la foule, et la renvoient enfin au silence. Je consigne ici, dans ce journal tant de fois repris, mon mépris absolu pour des pratiques et des théories où s’inaugure et se consacre le règne de la brute. Cette nuit, j’ai encore fait ce rêve qui me hante, que, par une épouvantable malencontre et le courroux de Dieu, je suis devenu citoyen de Boston ou de Chicago et je sens peser lourdement sur ma mentalité d’Européen l’atroce barbarie démocratique du Nouveau Monde abhorré : d’effrayants businessmen m’environnent de toutes parts et d’immenses avenues aux alignements vertigineux, de colossales masures couvertes d’enseignes et de réclames m’oppriment de leur aride abomination – de leur inexorable et froide laideur. Toute la rigueur d’un civisme sans miséricorde pèse sur mes épaules et je circule dans des foules honorables avec une crainte effroyable d’être reconnu, comme un condamné à mort échappé au supplice, avec je ne sais quel surcroît de terreur de la foudre qui s’accumule dans mon propre cœur… Mon Dieu, réveillez-moi, ou foudroyez-moi.
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Henry de Groux a imaginé Le Visage de la Victoire
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Commissaire : Laurence Bertrand Dorléac.
www.louvrelens.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : Henry de Groux a imaginé Le Visage de la Victoire