Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
À 8 heures, comme chaque matin, Simon Hantaï quitte la maison où il s’est installé, à Paris, il y a deux ans, pour se rendre à Maisons-Alfort où il dispose d’un vaste hangar pour travailler. Il doit bientôt exposer à Bordeaux, au CAPC, un lieu immense qui va lui permettre de créer les œuvres monumentales auxquelles il songe depuis longtemps. Avant de quitter la maison, il s’est assis un moment dans l’atelier du rez-de-chaussée, pour lire, comme il le fait souvent. Aujourd’hui, c’est Hölderlin, mais cela aurait pu être Henri Michaux, Maurice Blanchot ou Ignace de Loyola, comme hier. Le livre est là, parmi d’autres, posé au sol, strate parmi les strates dans une pile instable où se mêlent toiles pliées, courrier reçu et lectures en cours. Sur la table, il y a un sac avec son déjeuner préparé par Zsuzsa, son épouse. Autour de lui, partout, dans cette grande pièce en L, il y a des tableaux : les siens, tendus sur châssis, roulés au sol, posés les uns sur les autres, comme en un environnement chaotique dont lui seul maîtrise l’agencement secret.
Avant de sortir, le peintre jette un regard sur une œuvre récente : un Tabula dont la surface s’organise en un ensemble de carrés peints d’une unique couleur, séparés par des blancs en réserve. « C’est là le point de départ », se dit-il alors qu’il descend l’allée pavée qui borde sa maison. « Mais un point qui m’emmène où ? » Lorsqu’il ouvre la porte du hangar, une heure plus tard, Hantaï est encore pris par la même pensée. Question sans réponse, peut-être, ou du moins question pour peintre, à laquelle il s’agit de répondre en silence, c’est-à-dire en peignant. Matisse ne conseillait-il pas aux peintres de se couper la langue !
Dans le hangar, il fait plus froid encore que dehors et il faut, comme chaque matin de ce mois de février pluvieux, vérifier que la pluie, qui pénètre par les nombreux trous de la toiture, n’a pas touché ses toiles. Car c’est au sol que tout se passe. Un sol littéralement submergé de toiles qui donnent à ce lieu si froid l’allure d’une mer plissée de vent. Car il y a là, comme en un parfait résumé de son travail, de gigantesques Tabulas à tous les stades de leur développement. Toiles juste pliées et nouées en un quadrillage strict qui leur donne une allure gaufrée. Toiles peintes en vert ou en bleu, encore nouées, en attente d’être ouvertes, pour que surgisse cette réserve blanche qui viendra fendre la couleur. Toiles ouvertes, enfin, suspendues aux murs, pendant jusqu’au sol qu’elles viennent parfois recouvrir un peu. Aujourd’hui, comme chaque jour, Hantaï vient peindre, à sa manière, depuis qu’en 1960 il a instauré ce qu’il appelle « le pliage comme méthode » : prendre de la toile, nouer ou ficeler, poser au sol, badigeonner, laisser sécher, déplier, dénouer, et découvrir ce qui s’est, malgré lui, passé là.
À quatre pattes, une écharpe grise autour du cou, il se déplace sur un Tabula violet, dont il dénoue une à une les ficelles qui plissent sa surface. Il nage dans ce violet en songeant à sa mère qui portait cette couleur, et, libérant la toile de ses liens, il fait peu à peu éclater la surface colorée afin que surgisse le blanc. « La toile respire », se dit-il. Plus encore, elle vit. Il regarde la peinture, puis il porte son regard sur le blanc, où son œil saturé de violet voit soudain naître une lueur jaune, comme si la couleur peinte faisait naître sa complémentaire : pure apparition.
Hantaï ferme les yeux. Il sait, à cet instant, qu’il tient sa réponse. Demain, il reviendra, en espérant que la peinture manifeste de nouveau sa pure présence.
À voir« Simon Hantaï », Centre Pompidou, 19, rue Beaubourg, Paris-4e, www.centrepompidou.fr
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Hantaï, un jour de 1981
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°659 du 1 juillet 2013, avec le titre suivant : Hantaï, un jour de 1981