« Fidèle guide de ma vocation, à ma naissance me fut donnée la connaissance de la beauté, qui pour les deux arts m’est une lumière et un miroir », écrit Michel-Ange dans l’un de ses poèmes. Ce passage est cité dans un nouvel essai intitulé Michel-Ange, origines d’une renommée [Hazan, 30 €], dans lequel son auteur Guillaume Cassegrain déconstruit la légende qui entoure le peintre, sculpteur et poète. Loin des hagiographies habituelles, l’historien de l’art montre comment l’image d’un génie élu par le Ciel s’est forgée dès le XVIe siècle à travers les textes de Condivi, de Vasari et de Michel-Ange lui-même.
Cette vocation divine serait donc apparue à l’artiste dès sa naissance. « Enfant, écrit Guillaume Cassegrain, il apparaissait déjà aux yeux de tous comme incroyablement doué. » Si la démonstration de M. Cassegrain est remarquable, celui-ci se perd toutefois, dans son introduction, dans des considérations d’un autre temps. Reprenant les propos d’une historienne de l’art renommée, Guillaume Cassegrain s’insurge contre cette « habitude, […] de plus en plus répandue, d’entraîner les enfants (de les forcer le plus souvent) dans les musées ou les églises où se trouvent des œuvres d’art afin de leur offrir une “éducation”. » Il serait judicieux, écrit l’auteur, « d’interdire les enfants dans de tels lieux car il est illusoire d’espérer faire entendre à des esprits encore immatures quoi que ce soit de ce qui est bien un langage, fût-il plastique ». En effet, « s’il ne venait à l’idée de personne de faire lire, et encore moins de comprendre, Kant ou Spinoza à des enfants de primaire ou à des collégiens, il devrait être tout aussi naturel de les éloigner encore un peu des œuvres d’art. » Penserait-on, poursuit l’historien, initier des enfants à la philosophie de Kant par « la simple observation de la typographie, de la taille des chapitres ou par la couverture de la Critique de la raison pure » ? Les responsables des musées, qui accueillent chaque jour dans leurs établissements les publics scolaires dans l’espoir de les « éduquer » à l’art, apprécieront la sortie de Guillaume Cassegrain. Car s’il est en effet absurde de penser que le simple fait de regarder les pages de la Critique permettrait de comprendre la pensée complexe du philosophe, il est tout aussi aberrant de croire que l’on arriverait à bout de la lecture de la Critique sans avoir jamais été sensibilisé au livre (sa typographie, sa couverture, etc.), initiation qui commence dès le plus jeune âge. Or ce qui vaut pour le livre vaut pour les beaux-arts.
Dans un vade-mecum sur le patrimoine de proximité destiné aux professeurs des écoles, l’Institut national de l’histoire de l’art (INHA) pense, au contraire, que « donner à l’élève le temps d’observer, de découvrir des détails […], de faire circuler son regard du général au particulier […], de s’émerveiller et de partager ses découvertes est une condition nécessaire pour que l’élève puisse devenir un scrutateur attentif. » L’INHA préconise donc de développer le sens de l’observation et, pour cela, de faciliter la rencontre des enfants avec le patrimoine et les œuvres d’art. Un rapport remis en juin au ministre de la Culture par la psychanalyste Sophie Marinopoulos va, lui, plus loin en faisant la promotion de l’éveil culturel et artistique (pratique du chant, de la danse, de la lecture, des arts plastiques, visite de musées, etc.) dès le plus jeune âge, à savoir de la naissance aux trois ans de l’enfant. Pour l’INHA, l’éveil du regard ne participe pas d’un simple effet de mode, mais d’un « enjeu civique » : « Fondamentale pour l’élève dans la construction progressive de sa propre culture, écrit l’institut, cette rencontre articule l’apprentissage de repères fondamentaux avec une initiation à une prise de position esthétique. » C’est juste. Dans un monde où le patrimoine et l’art prennent une place de plus en plus importante, les choix et les arbitrages deviennent déterminants. Les cendres encore chaudes de Notre-Dame de Paris ou la situation déplorable des églises de Paris nous y exhortent : pour éviter que « tous ceux qui n’y connaissent rien trouvent des choses à dire » [Adrien Goetz, Notre-Dame de l’humanité, Grasset, 5 €], il est devenu nécessaire d’éveiller le regard du plus grand nombre, élus et citoyens, à la beauté. Cet éveil commence dès le plus jeune âge, tout le monde n’ayant pas la chance, comme Michel-Ange, de naître élu.
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Éveiller les regards
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°725 du 1 juillet 2019, avec le titre suivant : Éveiller Les regards