Société

De l’art, oui, mais à quel prix ?

Par Stéphane Corréard · Le Journal des Arts

Le 25 octobre 2024 - 631 mots

La théorie économique distingue le « prix naturel », déterminé par les coûts de production, et le « prix de marché », dépendant de l’offre et de la demande.

Œuvres de Banksy vendues pour 60 dollars pièce à Central Park en 2013. © Banksy
Œuvres de Banksy vendues pour 60 dollars pièce à Central Park en 2013.
© Banksy

Dans un marché libre, la concurrence garantit la convergence de ces deux prix, pour fixer la véritable valeur du bien. Dans les galeries comme dans les foires, rares sont les marchands à donner libre accès à leurs listes de prix, un choix en contradiction avec la législation, qui impose d’informer le public en affichant les prix directement sur le produit, ou par le biais d’un panneau placé à proximité. Alors que les agrégateurs de prix, qui aident les consommateurs à comparer, ont été des moteurs puissants du développement d’Internet, rien de tel n’existe encore dans le champ artistique. Les plateformes de vente en ligne affichent le plus souvent une large fourchette estimative, voire un intimidant « prix sur demande ».

Dans le marché de l’art, le mécanisme de l’offre et de la demande lui-même est mis à mal : la liste d’attente pour les artistes les plus en vogue, ou la sélection drastique des acheteurs autorisés (selon des critères eux-mêmes opaques) y sont parfaitement tolérées, alors que de telles « pratiques commerciales déloyales » font régulièrement l’objet de procès dans l’univers (voisin) du luxe.

Si les coûts de production sont parfois mis en avant pour justifier les prix importants d’œuvres spécifiques, ils demeurent marginaux. Même les plus marxistes des artistes ont été obligés d’en convenir. Ainsi, en 1970, les membres de Support(s)/Surface(s) Louis Cane et Daniel Dezeuze distribuèrent un tract pour protester contre « le prix du génie ». Ils y décomposaient la valeur d’un tableau : « Achat du drap… 30 F / Fournitures diverses… 30 F / Travail manuel… 240 F / Travail intellectuel… 1 100 F / TVA 20 % [etc.] ». La rémunération de la fabrication représentait ainsi 17 % du total, et la conception 78 %, tandis que les matériaux plafonnaient à 5 %.

La vertu la plus louable du marché de l’art est sa faculté à rétribuer le travail de recherche et de développement des créateurs. Longtemps, s’agissant d’ouvrages uniques, une proportionnalité devait idéalement s’établir entre la quantité d’œuvres que l’artiste était capable de produire, et ses besoins pour y parvenir. Mais aujourd’hui, nombre de produits sont multipliables à l’envi, grâce aux évolutions techniques, ou à la réalisation par délégation, qui autorise certains artistes à devenir des entrepreneurs comme les autres. Comme ce fut le cas avec la photographie il y a quelques décennies (et encore plus avec le numérique, qui standardise les tirages), les acteurs du marché peuvent alors être conduits à raréfier arbitrairement la production, afin d’en soutenir artificiellement la cote.

La recherche d’un « juste prix » est illusoire ; comme tous les marchés possédant une dimension spéculative, celui des œuvres d’art s’éloigne souvent de la réalité économique : il dépend largement des espérances de gain lors d’une revente future. Ainsi, le prix des œuvres s’éloigne de leur valeur intrinsèque. En 2013, sur une petite table près de Central Park, la star mondiale du street art Banksy proposa anonymement aux passants ses peintures originales au prix de 60 dollars l’une, alors que dans les galeries ou en ventes aux enchères, elles dépassent fréquemment les 300 000 dollars. En une journée, il en vendit péniblement sept, à trois clients différents.

L’art est-il « ce qui n’a pas de prix » ?, comme le défendait l’écrivaine Annie Le Brun, spécialiste du surréalisme, dans un de ses derniers ouvrages paru en 2021 [Ce qui n’a pas de prix : beauté, laideur et politiqueéditions Pluriel]. Il n’a en tout cas pas le même pour l’acheteur et pour le véritable amateur, comme cette fable l’illustre brillamment. « Chaque fois que j’ai acheté une œuvre pour gagner de l’argent, j’en ai perdu, chaque fois que j’en ai acheté une parce que je l’aimais, j’en ai gagné », a un jour confessé l’écrivain et collectionneur Henri-Pierre Roché. Et c’est ainsi que la morale est sauve.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°641 du 18 octobre 2024, avec le titre suivant : De l’art, oui, mais à quel prix ?

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