Du beau, du bon
Ceux qui regrettent que la culture ne soit jamais conviée lors des grands rendez-vous électoraux en auront été pour leurs frais. Celle-ci s’est invitée dans les débats des élections régionales. De manière inédite, elle a même constitué dans certaines régions un enjeu électoral. Tant mieux. Sauf que la culture n’est pas arrivée exactement là où les milieux culturels l’attendaient : au Front national. À moins de quinze jours des élections, Marine Le Pen s’est en effet adressée aux artistes dans une lettre ouverte pour leur signifier combien « [ils comptaient] à [ses] yeux pour la région, l’animation de sa vie culturelle et l’effervescence créative qu’elle doit impulser ». Pour la candidate à la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, « aucune forme d’art ne doit […] être négligée. Chaque artiste doit être respecté et la création […] accompagnée autant que cela est possible », allant même jusqu’à formuler des propositions touchant tous les domaines de la création, « la peinture, la sculpture, la musique, l’artisanat d’art… ». Une première pour un parti qui, dans sa quête de respectabilité, a compris que la création pouvait véhiculer ses idées populistes et identitaires. Enfin, certains types de création, car, « vous l’avez compris, écrit Marine Le Pen, nous souhaitons rompre avec la logique actuelle des Fonds régionaux d’art contemporain qui encourage selon nous, trop souvent, les circuits commerciaux en oubliant la création artistique proprement dite ». Autrement dit : les Frac riment avec fric, et il faut rompre avec cet art contemporain qui consiste, cette fois selon Marion Maréchal-Le Pen, à peindre des points rouges sur une toile… Pour la candidate en région Paca, l’art ne devrait pas avoir besoin « d’explications fumeuses ou de diplômes censés nous aider à “comprendre” cet art d’élite […]. Dix bobos qui font semblant de s’émerveiller devant deux points rouges sur une toile […] n’est pas franchement [sa] conception d’une politique culturelle. » Qu’elle se rassure, ce n’est pas la nôtre non plus. Pourtant, nous ne pouvons pas défendre, avec elle, que « le travail, le talent de nos artistes contemporains doivent être les seuls critères de soutien ». Si ce sont des critères, ils ne sont pas « les seuls ». Qui sont les élus du FN, comme ceux des autres partis politiques d’ailleurs, pour se déclarer arbitres de ce qui serait, ou ne serait pas, de l’art ? Pour s’ériger, comme l’a fait Christophe Boudot en novembre, en juge du bon goût ?
« Le Front national soutient une politique culturelle du beau, de l’agréable, de l’harmonie, de l’esthétique et de l’enracinement, respectueuse de la nature humaine et des valeurs civilisatrices », a expliqué en effet la tête de liste en Auvergne-Rhône-Alpes aux écoles d’art. « Il rejette, poursuit l’élu, la valorisation d’une “culture” élitaire, abstruse, laide, subversive, provocatrice, vide, cosmopolite, conformiste et politiquement correcte qui ne profite souvent à personne, sinon à quelques “artistes” médiocres. » Mais qu’est-ce que le « beau », monsieur Boudot ? Alors que plusieurs siècles d’écrivains, de philosophes et d’artistes se sont usé les dents à tenter de définir le beau, comment des politiques pourraient-ils décréter aujourd’hui l’harmonieux ? Les historiens, les critiques et les amateurs d’art savent combien les artistes échappent, à travers les siècles, à leurs contemporains ; combien le beau est fugace, insaisissable, et se cache toujours là où on ne l’attend pas. L’impressionnisme n’a pas toujours été universellement aimé. Cézanne et Van Gogh n’ont pas eu l’assentiment de leur époque. Quant à Picasso, est-il laid à force d’expérimentations et de « travail » ? Et Bacon, coupable de subversion pour avoir peint ses amants ? Malheureusement, nous devons constater que les critiques des élus du Front national sont de plus en plus rodées (« élitisme aux frais du contribuable », « provocations pédo-pornographiques », « dérives financières », etc.) et, en dépit de leur démagogie, difficilement réfutables. Après les dernières élections régionales, il appartient donc à tout le monde, élus de la République, musées, critiques d’art, etc., d’en prendre conscience ; de remettre en marche la démocratisation culturelle et l’éducation artistique, afin de sensibiliser la population à la création et développer le sens critique de chacun. Pour arrêter de faire croire, comme Marion Maréchal-Le Pen, que l’art contemporain se limite à des points rouges peints sur une toile par des esprits « dérangés ».
Du benêt
L’Obs a eu beau convoquer le chef-d’œuvre de Delacroix La Liberté guidant le peuple, l’hebdomadaire a été critiqué pour avoir fait poser en couverture la chanteuse Camélia Jordana en Marianne aux seins nus. Sans aller jusqu’à dire que l’époque recule, elle change, et le nu choque de nouveau. Pas seulement le nu d’ailleurs, puisque le Rijksmuseum, l’équivalent du Musée du Louvre aux Pays-Bas, a décidé de réviser certains titres de ses tableaux pour des intitulés plus acceptables, nettoyés des mots « nègres », « maure », « sauvage », « nain »… bref, du vocabulaire qui fâche. Mais c’est oublier que l’histoire se niche autant dans les images que dans les mots qui la racontent. Jusqu’où irons-nous dans la détestation de nos sociétés, jusqu’au retour du cache-sexe ?
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Du beau, du bon, du benêt
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : Du beau, du bon, du benêt