Double Sens - « Artisanat : Mot repoussoir à la limite de l’insultant pour dire… “Ce n’est pas de l’art” (sous-entendu, ce n’est pas original). » Dans son livre Savez-vous parler l’art contemporain ? [Magellan & Cie, 15 €], au chapitre « glossaire subjectif », Frédéric Elkaïm note la dimension péjorative acquise aujourd’hui par le mot « artisanat ». Pour certains, il y aurait l’art d’un côté et l’artisanat de l’autre, avec, coincés entre les deux, les « métiers d’art » qui porteraient un peu plus haut les savoir-faire hérités des siècles, sans pour autant atteindre la valeur symbolique et financière de l’art. Cette hiérarchie dans la création n’est pas totalement arbitraire. Il est évident que les céramiques créées par Picasso après la guerre à Vallauris, à la suite de la visite d’une exposition de produits artisanaux organisée en 1946 par Suzanne Ramié, directrice de l’atelier Madoura, sont plus cotées que les poteries réalisées par Jules Agard, que Picasso considérait comme « le meilleur tourneur au monde ». Mais les lignes bougent. L’artisanat retrouve peu à peu ses lettres de noblesse à la faveur de la reconnaissance progressive des métiers d’art, dynamique engagée par des artisans de plus en plus tournés vers la production de pièces originales et uniques. Le salon Révélations, biennale internationale des métiers d’art et de la création (du 23 au 26 mai au Grand Palais), en est l’illustration. Dans ses allées, les visiteurs auront parfois du mal à distinguer un « objet artisanal » d’une « œuvre d’art ». Le Couple céleste, couple d’oiseaux enlacés réalisé en faïence par la « designer d’objets » Léa Schroeder, pourrait sans rougir être exposé dans une galerie d’art. À moins que cette sculpture ne soit jugée trop… décorative. « Décoratif », dites-vous ? « L’horreur absolue dans la bouche d’un “oracle”, nous explique encore Frédéric Elkaïm. Littéralement, “C’est décoratif !” est égal à “Ce n’est pas de l’art, c’est de la déco”. » Entendu. Mais ce Couple céleste est-il plus ou moins décoratif que The Elemental Cabinet de Kostas Lambridis, un meuble de cabinet réalisé à l’aide de divers matériaux en hommage aux Elemental Paintings de Rauschenberg ? Le mobilier n’est cette fois pas présenté au salon Révélations, mais dans l’exposition « Jeunes Artistes en Europe » à la Fondation Cartier, qui ambitionne de montrer non pas la vitalité de l’artisanat, mais celle de la création artistique européenne. Or, qu’est-ce qui distingue Le Couple céleste de l’Elemental Cabinet ? Difficile à dire, puisque, pendant que l’artisanat empiète sur le territoire de l’art, ce dernier revient, lui, aux savoir-faire artisanaux. C’est l’une des tendances qui se dégagent de l’exposition de la Fondation Cartier : le retour de la main chez les artistes, voire du décoratif. Ce retour est aussi perceptible dans la peinture figurative de Charlie Billingham, dont les toiles imprégnées du XVIIIe siècle anglais sont accrochées sur une peinture murale à motifs décoratifs, que dans la sculpture de Marion Verboom. Dans sa série Achronie, l’artiste puise son inspiration dans l’ornementation architecturale, dans la statuaire populaire…, jouant avec les matières et les techniques. Cela n’a d’ailleurs pas échappé à LVMH Métiers d’art, qui a accueilli la sculptrice en résidence en 2018. Alors, art ou artisanat ? La réponse n’a peut-être pas D’importance.
Contresens - « Le modèle noir », au Musée d’Orsay, est une exposition d’histoire de l’art, où les œuvres sont là : Le Jeune Noir à l’épée, de Puvis de Chavannes, Le Déjeuner sur l’herbe, de Manet, etc. Mais c’est aussi, et avant tout, une exposition de société au sujet politique : la représentation des figures noires dans les arts visuels, de l’abolition de l’esclavage en 1794 à nos jours. Cet accrochage, qui fait déjà date, est le signe d’une évolution du regard, tourné non plus vers la seule dimension esthétique, mais aussi documentaire de l’art. Qu’est-ce que la peinture ou la sculpture nous disent d’une société à un moment donné de son histoire ? La question hante le parcours de « Rouge », au Grand Palais. Le sujet de cette exposition : comprendre les formes d’art engendrées par le projet de la Russie soviétique, de la révolution d’Octobre (1917) à la mort de Staline (1953). Cette fois, en revanche, l’exposition choisit de ne pas mettre l’accent sur les œuvres iconiques des avant-gardes russes, pour se concentrer sur le Réalisme soviétique, avec des œuvres plastiquement faibles et des artistes souvent inconnus du public. Ces relectures politiques de l’histoire de l’art sont originales et bienvenues. Elles posent toutefois problème lorsqu’elles touchent à l’art actuel, sans prendre le recul nécessaire de l’histoire. Une pétition lancée récemment demande le retrait d’une peinture d’Hervé Di Rosa, réalisée pour l’Assemblée nationale en 1991. Dans cette œuvre consacrée à l’abolition de l’esclavage, l’artiste représente des personnages noirs aux lèvres charnues, ce qui est interprété comme « une imagerie hésitant entre Banania et Tintin au Congo». Cela serait vrai si l’artiste, qui dénonce en retour l’apparition de nouveaux censeurs, n’avait pas fait de ses personnages aux bouches lippues sa marque de fabrique, qu’ils soient noirs, blancs, roses ou verts. Accuser Hervé Di Rosa de « racisme banalisé » est un contresens. L’artiste ne puise pas ses motifs dans l’imagerie « blackface », comme le suppose la pétition, mais dans l’imagerie populaire et « modeste ». Une cruelle déconvenue pour un homme qui, par ailleurs, consacre toute son énergie de créateur et sa notoriété à la reconnaissance d’artistes du monde entier, indépendamment de leur origine et de leur couleur de peau.
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Double Sens Contresens
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Double Sens Contresens